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La légende de Richard-sans-Peur

Chronique du Vieux Marcoussy –Marcoussis————— _—————————–___—– Mai 2009

Les chevaliers de la tapisserie de la reine Mathilde (XIe s.).

C. Julien

Qu'y a-t-il de plus beau dans la littérature romanesque qu'une belle légende qui s'est construite comme un récit historique ? Montlhéry, comme la plupart des places médiévales, possèdent les siennes. Nous connaissions la légende de Gannes, celle de Geoffroy, voici celle de Richard. Nous rapportons une nouvelle écrite par Madame Alida de Savignac, publiée en janvier 1836 dans le Journal des Demoiselles à la rubrique « Éducation » (1).

Une leçon d'histoire

Laissons, dans un premier temps, notre romancière exposer les faits. « Si vous avez jamais parcouru la route d'Orléans, vous avez vu de bien loin, bien loin, une haute tour qui domine la riante vallée de Marcoussy. Toutes les générations qui vous ont précédées, en remontant le fleuve des siècles encore plus avant que ne le remontent les preuves de noblesse exigées par un chapitre allemand, toutes l'ont vue, ainsi que vous la voyez, c'est-à-dire démantelée et en ruines. Cette tour, c'est la tour féodale de Montlhéry, une de celles qui gênaient le plus la vue du roi Louis-le-Gros, et dont il avait le plus à cœur de s'emparer ».

Voilà l'exposition. Nous sommes à Montlhéry, nous sommes à la fin du XIe siècle, quelques lustres après les Carnutes de Geoffroy et de la chanson de geste du traître Gannes. « Ce château, ou plutôt cette forteresse de Montlhéry, fut construite au commencement du dixième siècle par un seigneur Thibault, surnommé Fil-Étoupe, de la couleur de ses cheveux et non de ses habitudes, car c'était un vaillant chevalier et un rude voisin, avec lequel le roi de France comptait ! La dame Hodierne, épouse de Thibault, n'avait pas un moindre renom que son mari, bien que ce fût en un genre différent, et elle eût été placée au rang des saintes, dit le docte abbé Lebœuf, dans son Histoire du Diocèse de Paris, si les chanoines de Longpont, qui lui devaient la fondation de leur prieuré, eussent été des gens tant soi peu entendus. Du glorieux hymen de Thibault et d'Hodierne étaient nés deux fils Guy Troussel ou Trousseau , qui devait succéder à son père dans ses domaines et seigneuries, et Richard, auquel on destinait, par compensation, la main de l'héritière du Plessis, la jeune Emmeline, dont le seigneur Fil-Etoupe était le tuteur ».

« Emmeline devenait grande et jolie sous les yeux de la vertueuse Hodierne, et je laisse à penser si elle augmentait en même tems en sagesse et en piété, ayant un si bel exemple à suivre. Malheureusement son fiancé ne la voyait pas acquérir chaque jour des grâces et des vertus nouvelles ; il avait, ainsi que son frère Guy, accompagné Godefroy de Bouillon à la conquête de Jérusalem, et depuis trois ans qu'ils étaient partis, on n'avait point reçu une seule fois de leurs nouvelles ».

Quelle belle légende !!! Des faits historiques avérés côtoient l'invraisemblance. Dame Hodierne de Gometz, fondatrice du prieuré clunisien de Longpont, mariée à Gui 1er le Grand, n'était que la bru de Thibault, seigneur de Montlhéry et Bray-sur-Seine comme son fils Gui. Il n'y a jamais eu de garçon nommé Richard dans le lignage de Montlhéry. Guy et Hodierne eurent huit enfants dont l'aîné, Gui le Rouge, s'implanta à Rochefort où il fit une brillante carrière, et le cadet, Milon 1er le Grand, hérita de Montlhéry et Bray auxquels il ajouta Chevreuse. Gui Troussel ou Trousseau est le fils aîné de Milon, le petit-fils d'Hodierne. Nous ne pouvons rien prétendre sur la jeune Emmeline, orpheline du Plessis. Il y eut une Emmeline dans la famille de Montlhéry : c'est une des filles de Milon 1er qui épousa Hugues Bardoul II, seigneur de Broyes et de Beaufort, dont elle eut trois enfants Simon 1er de Broyes, Barthélemy et Marie.

Notre romancière parle d'une héritière du Plessis. De quel Plessis s'agit-il ?

Dès 1095, le cartulaire du prieuré de Longpont nomme le chevalier Wulgrin du Plessis « Wlgrinus de Plesseiz », témoin lors du partage de la terre de Breuillet entre Fromond de Trousseau « Fromundus de Trosolio » et les moines. Deux hypothèses peuvent être soulevées pour ce toponyme [ Pleseiz, Plesseiz, Plesseium, Plessiacum ] : le Plessis-Pâté (cant. de Brétigny) ou le Plessis-le-Comte (comm. de Fleury-Mérogis, cant. de Viry-Châtillon).

Plessis-le-Comte était un ancien fief dans la châtellenie de Montlhéry, sur le territoire de Fleury-Mérogis, qui n'est plus qu'une ferme. Sous Charles VII, Catherine Budé, femme d'Etienne Chevalier, grand trésorier de France, était qualifié dame du Plessis-le-Comte. Bien que certains auteurs prétendent que Plessis-Pâté ne fut fondé qu'au XIIIe siècle, en 1218, par Guillaume Pasté, fils de Ferry Pasté, maréchal de France, l'existence de ce village est attestée par le cartulaire du prieuré de Longpont quand, vers 1100, le seigneur Hugues Chamilly, sa femme Letelde et leur fils Thomas donnent une terre au Plessis « terram quandam que est apud Pleseiz », puis encore une fois cité par une charte de 1151 énonçant les biens possédés par cette maison « decimas de Britiniaco et Plesseiz » donnés par le chevalier Guillaume Cocheri.

Il est vrai que les chevaliers de Montlhéry, comme la plupart des seigneurs que l'on a appelé « les Francs » s'engagèrent dans la Croisade prêchée par le pape Urbain II en 1095. Ainsi toute la famille partit délivrer la Terre Sainte : Milon 1er, son fils Gui Troussel, son frère Gui le Rouge et son neveu Hugues étaient partis sous la bannière d'Hugues de Vermandois, frère du roi Philippe 1er. Il faut aussi compter les nombreux gendres d'Hodierne : les Puiset, les Courtenay, et les plus prestigieux d'entre eux, les Rethel, qui deviendront rois de Jérusalem, ces derniers étant sous la bannière de Godefroy de Bouillon. Le chevalier Renaud de Broyes, le frère cadet d'Hugues Badoul II, mourut au cours de la première Croisade, à Nicée en 1096. Milon le Grand, lui-même fait prisonnier, mourut en captivité en 1102. Gui Troussel, évadé lors du siège d'Antioche, regagna Montlhéry sans gloire et malade. Par contre, le comte de Rochefort, Gui le Rouge, revint de Jérusalem riche et couvert de gloire et d'honneur reprenant sa charge de sénéchal de France laissée à son départ.

Finalement, il faut noter que ni Thibault, mort en 1031, ni dame Hodierne n'ont jamais assisté de près ou de loin à la grande aventure de la Croisade. Selon le nécrologe de Longpont, Hodierne fut enterrée le 12 juillet 1074. Continuons tout de même de prendre connaissance de cette belle légende.

Le Diable au Moyen Âge

Le « Diable » et ses acolytes sont encore aujourd'hui des sujets de fascination et d'étonnement qui occupent une place récurrente dans nos expressions courantes. Les travaux des historiens de l'Université Laval au Québec sont remarquables sur ce sujet. Le professeur Didier Méhu présente une étude historique du concept diabolique au Moyen Âge, tant dans son apparence que son rôle social en passant par sa relation avec la population.

La légende de Richard sans Peur , écrite au XIXe siècle se rapporte à ce concept. « Le Diable laisse une marque indélébile sur la société du Moyen Âge et entretient des liens étroits avec le pouvoir ». L'hérésie était pourchassée. La magie, la sorcellerie les pouvoirs surnaturels furent rapidement associés au Diable. Il n'était pas recommandé de « ne pas avoir peur » car les procès en sorcellerie menés par l'Église et son institution redoutable « l'Inquisition » conduisaient le plus souvent sur le bûcher. Le chevalier devait être « sans peur et sans reproche » dans les limites convenables pour ne pas être accusé de « pactiser avec Satan ».

Le retour des Croisés

« Cependant on fut long-tems sans inquiétude sur leur sort, car comment recevoir des messages d'un pays aussi éloigné ! Et d'ailleurs, la lampe que dame Hodierne entretenait à leur intention devant l'image de saint Nicolas , patron des voyageurs , brûlait sans s'éteindre , signe infaillible que la vie ne s'éteignait pas non plus chez les deux frères ; ensuite le livre d'heures que l'on avait envoyé à Tours , pour y être déposé pendant neuf jours sur le tombeau du bienheureux saint Martin, s'était ouvert après la neuvaine, lorsque l'évêque l'avait interrogé, à ce chant sacré : Gloire à Dieu ! Et paix aux hommes de bonne volonté ! Or, comme il n'y avait pas d'homme de meilleure volonté pour le bien de la sainte église que les seigneurs de Montlhéry, la dame Hodierne était pleinement rassurée sur le sort de sa postérité ».

« Emmeline, de son côté, ne manquait pas d'interroger les présages, qui toujours se montraient favorables. Le duvet des chardons venait dans la campagne caresser son frais visage, et elle savait que c'étaient autant de souvenirs de Richard qui, de la Palestine , volaient vers elle. Quand, le jour de la Sainte-Catherine , elle avait abandonné au cours capricieux de la petite rivière d'Orge la feuille déjà flétrie du saule, en disant : “Bonne sainte Catherine, mère des orphelins, faites que je me marie ! ”, jamais la feuille n'avait chaviré ».

« Mais lorsque Jérusalem fut entre les mains des soldats de la croix, que le Te Deum eut été chanté pour cette victoire dans tonte la chrétienté, que le comte de Melun et le formidable châtelain du Puiset furent revenus dans leurs foyers, que l'on sut à Montlhéry que l'on attendait le comte de Chartres ainsi que Robert de Dreux, fils de France, et que de Guy et de Richard personne ne disait mot, l'alarme fut vive ».

« Un soir que Thibault Fil-Étoupe, Hodierne et Emmeline se taisaient, ce qu'imitaient les serviteurs de tous rangs, même les compagnes de l'héritière du Plessis et ses damoiselles suivantes, dont le nombre était grand, car, garçons et filles, tous s'empressaient à cette école de courage et de vertu ; ce soir-là donc, le silence fut interrompu par les coups d'un bourdon frappant à l'huis. Un pauvre pèlerin demandait l'hospitalité. “Bonne mine au voyageur”, dit Fil-Etoupe passant la main sur son front pour en effacer les rides que le chagrin y imprimait ».

« En même tems Emmeline courut au-devant du pèlerin, dont elle prit le lourd bâton, auquel elle substitua son bras, pour assurer la marche, que la fatigue de l'étranger rendait chancelante ; une damoiselle de haut parage l'avait déchargé de sa besace ; le châtelain, qui s'était levé de sa chaise seigneuriale, espèce de trône en bois sculpté, versait pour le voyageur une rasade de son bon vin de Grigny , dans sa plus belle coupe d'or, que son page tenait; car c'était ainsi que l'on honorait les pauvres dans cette menaçante et forte tour. De son côté, la dame Hodierne tenait l'aiguière remplie d'eau tiède, et le bassin dans lequel, selon sa coutume, elle s'apprêtait à laver les pieds du voyageur ».

Dans ce passage, Madame de Savignac est juste. L'Orge a toujours été une rivière au cours capricieux, célèbre par ses inondations et la ruine des prairies causées par les crues subites et violentes. Le retour triomphal du seigneur du Puiset est aussi remarqué. Milon 1er, patriarche de Montlhéry, « senioris de Monteletherico » parti à l'âge de 56 ans, avait entraîné ses proches parents dont ses neveux du Puiset : Evrard III, Galéran, Hugues II et Gildrin, les fils de sa sœur Alix mariée à Hugues Blavons, et son neveu par alliance Galon de Beaumont-sur-Oise, mari d'Humberge du Puiset sœur d'Evrard III.

Le comte de Chartres est Etienne-Henri II de Blois qui en 1096 fut responsable des fonds de la Croisade. Sa réputation fut entachée par sa désertion du siège d'Antioche en 1098. De retour à Blois, le comte fut accueilli fraîchement et dut repartir en terre Sainte où il fut tué au combat de Rama en mai 1102.

Enfin, l'auteur vante la qualité du vin de Grigny qui ne pouvait être qu'un lieu-dit de la paroisse de Viry, car ce village semble être mentionné pour la première fois dans le cartulaire de Philippe-Auguste. Le vin de Grigny était sans doute très apprécié au Moyen Âge puisque l'abbé Lebeuf dit « les coteaux et le sol l'ont fait trouver propre à la vigne ». La viticulture a été pendant près de vingt siècles une activité économique prépondérante en Île-de-France. Elle fut à son apogée à la fin du XVIIIe siècle avec 42.000 hectares , c'était le plus grand vignoble de France.

Le vicomte de Melun

« Jusque-là le pèlerin s'était prêté sans mot dire aux pieux usages de cette maison ; mais quand il vit la châtelaine agenouillée devant lui, se pencher encore pour délier les courroies de ses sandales, il ne put y tenir ; de grosses larmes coulèrent le long de ses joues, et, se précipitant à genoux de l'autre côté du bassin, il s'écria : “Ma mère ! Ma noble mère ! C'est à moi à baiser la poussière de vos pieds ! — Guy ! s'écrièrent en même tems tous les assistants. — Moi-même : heureux de vous revoir enfin. — Pourquoi sans armes? Pourquoi sous cet habit ? dirent à la fois Thibault et Hodierne ? — Pourquoi seul ? balbutia Emmeline”. Guy Troussel répondit : “Nous revenions, mon frère et moi, couverts de nos armes, montés sur nos chevaux de bataille, et en la compagnie de ce qui nous demeure de nos vassaux, lorsqu'à la sortie du comté d'Auxerre, nous reçûmes l'avis que des embûches nous étaient dressées par le comte de Melun , jaloux de s'approprier les richesses dont Godefroy de Bouillon a payé nos services. Résister à notre déloyal voisin fut notre première pensée ; mais nous avions peu de monde, et nous pouvions perdre nos bagages dans cette embuscade. Nous résolûmes, pour sauver notre butin, de répandre le bruit de ma mort, et que nos richesses enfermées dans mon prétendu cercueil, chemineraient sous la protection du respect dû aux morts, tandis que sous ce déguisement je les devancerais pour vous désabuser dans le cas où le bruit de mon trépas serait parvenu jusqu'à vous. — Et Richard? — Richard escorte le cercueil et les prêtres. Mon frère recherche les plus terribles dangers depuis que, par son audace, il a encouru la réprobation de notre mère la sainte église ».

Ici l'auteur fait sans doute allusion à Guillaume I, vicomte de Melun en 1084 (2). Il se croisa avec Hugues le Grand, comte de Vermandois, en 1096 et durant cette expédition, il s'acquit le surnom de Charpentier, parce que, suivant les chroniques du temps, il ne se trouvait pas d'armes qui pussent résister à l'effort de ses coups. Robert, moine de l'abbaye de Saint-Rémi de Reims, qui a consigné ce fait dans son Histoire de la Terre Sainte , et qui connaissait personnellement Guillaume de Melun, ajoute un autre passage, en parlant du siège d'Antioche, en 1098, qu'il était issu de race royale et cousin de Hugues de France, frère du roi Philippe.

Ainsi, l'histoire nous apprend que Gui Troussel était également à Antioche en 1098 d'où il se serait enfui lâchement une nuit à l'aide d'une corde lancée sur les murailles de la citadelle, pour revenir sans gloire à Montlhéry. Suger a écrit que son retour marqua le déshonneur pour la famille. Contrairement à son oncle, Gui Troussel est revenu les mains vides de son voyage « outre-mer » comme il était courant de dire et « les richesses dont Godefroy de Bouillon a payé les services » sont pures chimères.

L'inaccessible à la crainte

Et voici la révélation : « Un cri d'horreur répondit à cette terrible révélation. Thibault se leva avec violence, vint à son fils aîné, et, d'un ton où se trahissait sa colère, lui dit : “Qu'est- ce, Guy Troussel ? Est-ce que, jaloux de la belle conduite de l'enfant, vous venez, après l'avoir perdu comme un autre Joseph, le calomnier vilainement? — Non, monseigneur, je n'ai pas de si mauvais sentiments pour mon frère, bien que les exploits de Richard puissent donner de l'envie à Godefroy lui-même. Mais voici comment la chose s'est passée. Depuis que nous étions maîtres de Jérusalem, les miracles se multipliaient sur la pierre du Saint-Sépulcre. Un dimanche, après la messe, une pauvre femme amena au patriarche un jeune Sarrazin possédé du démon des voluptés. Au moment où l'eau sainte toucha ce malheureux, Astaroth sortit de son corps en poussant un cri si terrible, si menaçant, que, transportés de frayeur, prêtres, rois , princes , chevaliers , tous se prosternèrent la face contre terre afin d'éviter la présence de l'un des mortels ennemis du genre humain. Le seul Richard, inaccessible à la crainte, demeura debout, suivant d'un œil curieux le passage de l'esprit des ténèbres; et c'est en punition de cette conduite que le légat de notre saint père le pape lui a interdit l'approche des sacrements jusqu'à ce qu'il ait eu peur une bonne fois au moins. — Mon Dieu ! Mon Dieu ! s'écria la dame Hodierne, si la mort allait le saisir avant d'avoir eu peur ! Emmeline laissa tristement tomber ses bras le long de son corps et incliner sa jolie tête sur sa poitrine, en songeant que le mariage était aussi un sacrement ».

« Si mon fils avait été condamné par l'évêque de Paris, l'abbé de Saint-Germain-des-Prés ou celui de Saint-Denis, dit le seigneur Fil-Étoupe, on pourrait, en fondant des monastères, bâtissant des églises, dotant des chapelles sur leurs terres, obtenir d'eux une absolution en bonne forme ; exigeassent-ils même, en outre des dons, que l'on fit amende honorable pieds nus, la corde au col, devant la châsse de leurs saints patrons. Mais l'anathème étant lancé par le légat, la peur est le seul moyen de salut qui reste à mon pauvre Richard ! — Ainsi que vous le pensez bien, mon seigneur et père, mon frère recherche avidement toutes les occasions d'éprouver de l'effroi ; mais il semble que la malice de Satan ait encore affermi son cœur : ni les combats livrés à des peuples sauvages, ni la mer en furie, ni les dangers de toute espèce qu'offrent aux voyageurs les montagnes à gravir, les précipices à côtoyer, les fleuves et les torrens à traverser à la nage, n'ont pu jusqu'aujourd'hui ébranler son courage. — En ce cas, dit le châtelain en soupirant, Richard ne fera que rire des réseaux que lui tend le comte de Melun. — Bien sûr, répondit Guy-Troussel , mon frère n'aura peur ni de cet homme, ni d'aucun autre sur la terre ».

Richard arriva le lendemain triste et dolent. Non seulement il avait conservé ses bagages, mais il avait à peine remarqué la canaille qu'un mauvais voisin avait fait embusquer sur son chemin en traversant la forêt de Fontainebleau « et bien que les brigands qui infestaient tous les défilés de la forêt l'aient retenu plus long-tems, il s'en fallait qu'ils l'eussent effrayé ; et à présent que le voilà en sûreté sous l'abri du toit paternel ». Comment espérer troquer son glorieux mais fatal surnom de Richard-sans-Peur contre un sacrement ? « Et le bon chevalier soupirait en disant cela, et la dame Hodierne et Emmeline soupiraient en l'écoutant ».

Un vassal rendant foy et hommage (XVe s.).

Dans le château, tout le monde s'interroge pour délivrer Richard de son inflexible courage. Une vieille femme se prit à dire :« Puisqu'il ne saurait avoir crainte des hommes, il y a dans les bois de Sequiny une louve enragée qui est la terreur du canton » . Guy-Troussel haussa les épaules en disant « Mais vous ne savez pas qu'en Syrie mon frère a lutté corps à corps avec des lions ! Trois fois il a été terrassé par eux ! Trois fois la gueule sanglante de l'animal féroce a touché la face de Richard ! Les griffes acérées du lion se sont imprimées sur sa poitrine, et il n'a pas eu peur ». Et la sage Hodierne déclara « Écoutez, il n'est que trop prouvé que les choses de la terre sont impuissantes pour émouvoir ce grand cœur ; mais il me souvient que, lorsque mon Richard était petit, il avait non seulement une juste horreur, mais, j'en puis convenir entre nous, un juste effroi des sorcières. Ce qu'on en racontait aux veillées l'empêchait de dormir; souvent, après ces récits, il ne voulait plus marcher dans le manoir sans me tenir par ma jupe. Ainsi donc, chaque mois, le troisième jour de la pleine lune, sur le coup de minuit, ces maudites tiennent leur sabbat au bord des étangs d'Armenonville. Que Richard assiste à leurs damnables pratiques. Dieu le préserve de tout danger ! J'espère qu'il n'échappera pas à la peur ».

Le lecteur aura reconnu que les bois de Sequiny ne sont autre que la forêt de Séquigny , appelée parfois bosquet de Quincy au XVIIe siècle, alias Sainte-Geneviève-des-Bois.

L'affrontement des sorcières

Richard allait affronter des sorcières. « La lune de décembre étant dans son plein, Richard-sans-Peur sortit de Montlhéry monté sur son bon cheval, et tout couvert de ce tissu informe et grossier de mailles de fer qui précéda les armures élégantes que portèrent dans la suite les chevaliers. Son lourd bouclier triangulaire posait du bas sur le large étrier, qui supportait en outre le pied du chevalier, et du haut s'appuyait sur son épaule gauche; sa flamberge, épée dont la longueur était au moins de cinq pieds, et le poids de quarante à cinquante livres, était fixée par une forte ceinture sous le bouclier ; en avant, toujours du côté gauche, contre l'encolure du cheval, la lance était plantée à peu près comme aujourd'hui celle de nos lanciers ; la main gauche maniait les guides du destrier ; le bras droit, resté libre , suffisait seul au paladin pour se servir de la lance, de l'épée, puis de la hache et de la masse d'armes suspendues l'une et l'autre à l'arçon de la selle, ainsi que du poignard, appelé miséricorde , qui était passé dans la ceinture ».

« Après avoir cheminé paisiblement toute la journée, une partie de la nuit, sans trouver d'aventure , et, à son grand regret, sans avoir éprouvé la moindre appréhension de celle qu'il allait chercher, notre héros arriva un peu avant minait au lieu désigné. Richard se plaça sur un petit monticule ; de là, il put promener à l'aise ses regards sur le théâtre du sabbat: c'était une vaste bruyère ayant à gauche un des étangs d'Armenonville, en partie caché par des joncs et des roseaux ; en avant et en arrière des bois dépouillés agitaient, sous le souffle du vent de bise, leurs longues branches sans feuilles, comme les membres d'un squelette gigantesque. La lune était seule immobile au firmament ; pas une étoile ne se montrait sur le manteau gris-perle, et pourtant lumineux, dont le ciel était couvert ».

« Une cloche sonna le premier coup de minuit, quoique aussi loin que sa vue pût s'étendre, Richard ne vit ni église, ni habitation. Le coq chanta distinctement. En cet instant le vent souffla avec une violence capable de faire courber les arbres jusqu'à terre, et le ciel fut obscurci par une nuée de sorciers et de sorcières accourant des quatre vents. Ils étaient à cheval sur des manches à balai, des chants-huans, des chauve-souris. Il en sortait aussi des bois : ceux-là étaient traînés par des pores, des chiens malades et autres bêtes immondes. Ceux-ci écartaient les joncs et les roseaux qui bordent l'étang pour venir à la fête, montés sur de gros crapauds et de hideux lézards aussi longs que des crocodiles. Au douzième coup, l'assemblée était complète. La lune avait repris son sinistre éclat ; les mystères du sabbat allaient commencer… Richard se signa ».

« Pendant que les sorciers et les sorcières dansaient une ronde infernale en in voquant Satan, la reine du sabbat dressait une chaudière pour composer les maléfices que cette maudite engeance répand ensuite sur tous les mortels : maléfices d'où naissent le plus souvent les maladies que l'on ne peut guérir, les mauvais penchants incorrigibles, les désastres irréparables. Pour compléter le charme, un petit enfant volé au roi d'Éthiopie allait être égorgé et jeté dans la chaudière. Richard indigné pousse son cheval au milieu de cette foule hideuse, en criant : mort et malédiction aux serviteurs de Satan ! »

« — Que l'audacieux qui ose nous troubler soit à l'instant changé en porc ! s'écrie la reine du sabbat, en puisant dans sa chaudière de l'eau qu'elle lance à la figure de Richard. Mais le bon chevalier, qui n'a rien perdu de sa présence d'esprit, oppose à l'aspersion diabolique la croix de sa redoutable épée, laquelle a touché la pierre du Saint-Sépulcre après avoir été bénite par le patriarche de Jérusalem. Le signe de la rédemption ne se leva pas en vain sur cette réunion de réprouvés : Satan fut contraint de retirer le bras qu'il avait étendu sur ses serviteurs. Ceux ci, privés de l'infernal appui, tombèrent fauchés par l'épée de Richard, assommés du bois de sa lance, foulés sous les pieds de son cheval, comme les fourmis dont le laboureur détruit le palais meurent par centaines sans qu'il leur soit donné de songer le moins du monde et se défendre ».

Vulgrin de Chailly

Un nouveau personnage imaginaire entre en lice. C'est Vulgrin de Chailly qui serait un ancêtre d'Hodierne. « Lorsque la colère du brave paladin fut assouvie, il reconnut, à son grand déplaisir, que le but de son voyage était manqué. Ramassant alors le petit Éthiopien qu'il avait sauvé, il reprit avec ce vivant trophée de sa victoire le chemin de la tour de Montlhéry, où il arriva plus triste que jamais. — Oui, ma fille, disait le prieur de Long-Pont à la dame Hodierne, oui, Richard, j'en conviens, a ri au nez d'Astaroth. Il a mis en fuite les sorciers, autre serviteurs du diable ; mais c'est Lucifer lui-même qu'il faut affronter. Depuis bientôt seize lustres que votre aïeul, Vulgrin de Chailly, mort en péché mortel, n'a point été inhumé en terre sainte, les messes fondées par votre famille, les legs pieux, ont racheté son âme ; mais son corps est toujours en la puissance du démon. Que votre fils donc aille disputer au roi des ténèbres les os de son ancêtre pour revenir réconcilié avec la sainte église. — Je le tenterai, mon père, répondit Richard. »

L'action du héros est possible car le risque d'être privé des sacrements de l'église est grand. « À peu de distance d'Orléans, la route qui suivait les bords de la Loire , resserrée tout-à-coup par des rochers inclinés, comme s'ils eussent voulu se mirer dans le fleuve par-dessus la tète des voyageurs, offrait un défilé dangereux. Là, Vulgrin avait jadis tendu une embuscade, dans l'intention de piller les bagages de l'archevêque de Tours ; là il était mort reniant Dieu, blasphémant les saints; là son corps gisait depuis près de quatre-vingts ans, gardé par Lucifer en personne , et Richard-sans-Peur devait reprendre le corps de son bisaïeul, la tête et les pieds nus, la poitrine découverte ; car ce n'était pas bardé de fer que le paladin allait tenter cette périlleuse aventure : son corps n'était couvert que du sac de la pénitence, son bras n'était armé que d'un goupillon et d'une cruche remplie d'eau bénite ».

Pendant ce temps, dame Hodierne, Emmeline et toutes leurs damoiselles et suivantes ne quittent plus l'église de Longpont, « priant, jeûnant, flagellant leur corps délicat, ce qui paraissait triste et rude à d'aucunes, qui n'étaient pas les plus intéressées ». Et tout cela dans l'espoir d'obtenir de Dieu que Richard eût peur.

« Le cinquième jour après le départ de Richard était un dimanche ; le seigneur Thibault-Fil-Étoupe et son fils Guy-Troussel servaient dévotement la messe, à laquelle assistaient les populations des villes, bourgs et villages de Montlhéry, Long-Pont, Linas, Villiers-sur-Orge; qui dans l'église, qui à l'entour ; il y en avait jusque sur les collines ; pas un n'aurait voulu y manquer, sachant combien le seigneur Thibault avait à cœur que l'on priât pour Richard ». — Ayez pitié de nous ! criaient les fidèles, Deo gratias .

« En cet instant ceux qui étaient en dehors de l'église poussèrent des cris de surprise, des pas fermes et délibérés résonnèrent dans le préau, et Richard parut portant sur son épaule un sac de médiocre grandeur. « — Mon père, dit-il au prieur, voici les os de mon trisaïeul Vulgrin; j'ai fouillé de mes mains sa tombe maudite sans éprouver ni trouble ni frayeur; ce n'est pas que le seigneur Lucifer et moi n'ayons fait de notre mieux, lui pour m'effrayer, moi pour le craindre ; mais nous n'avons pas réussi ».

En écoutant Richard, le prieur fit un geste de dépit qui semblait reprocher au diable sa maladresse, et le seigneur Thibault s'écria, moitié contrit, moitié glorieux : « Décidément, ni homme ni démon ne lui feront peur ! — Ce sera donc moi » murmura Emmeline.

La raison d'une femme

Emmeline passa toute la journée de dimanche à prier sainte Catherine après avoir fait des offrandes à l'église Notre-Dame. « Le lendemain lundi, tout était rentré dans l'ordre au château de Montlhéry. Emmeline qui tissait de belles étoffes d'or et de soie, commencées, hélas, dans l'espoir qu'elles seraient portées à ses noces. À ses côtés Richard suivait les pieux travaux. Tout-à-coup Emmeline déclare qu'il lui manquait un fil d'or pour finir sa broderie et demande à Richard d'aller lui chercher dans le cabinet noir une bobine rangée dans un petit coffre tout en cristal et en filigrane ». En ajoutant « prenez bien garde de le casser, tenez le coffre d'une main pendant que de l'autre vous lèverez le couvercle ; allez! laissez la porte ouverte pour y voir plus clair ».

Le lecteur image aisément la suite : « . .. et deux passereaux, retenus prisonniers par le filigrane, s'échappent, effleurant de leurs ailes la figure du paladin… L'intrépide tressaille, le coffret lui échappe et tombe sur le pavé en se brisant ».

« — Excusez-moi, ma sœur, c'est que j'ai eu bien peur! — Peur ! s'écria la châtelaine. — Peur ! répétèrent les damoiselles. — Peur! peur ! Richard a eu peur ! ». Seule une femme avait eu raison de la bravoure de son fiancé. L'Église était apaisée, le brave Richard avait eu peur de deux faibles oiseaux et avouait ingénument son effroi. « Ceci prouve, dit la sage Hodierne, que celui qui a la foi ne doit jamais perdre l'espérance; car, lorsque le Seigneur le permet, où les plus grands moyens ont échoué , les plus faibles réussissent ».

« Le dimanche suivant, Richard conduisit Emmeline à l'autel, et par cette alliance il devint seigneur des beaux domaines du Plessis-le-Château. La bonne renommée du nouveau châtelain accrut beaucoup le nombre de ses vassaux. Les hommes libres recherchèrent avec empressement la protection de Richard-sans-Peur ; car, une fois n'étant pas coutume, il conserva jusqu'à sa mort ce beau surnom, qui avait failli lui coûter si cher ».

Chacun aura compris la leçon de cette légende : le plus valeureux, le plus hardi des hommes succombe devant le « sexe faible »…

Notes

(1) Publié en 1836 dans le Journal des Demoiselles , 4 ème année (au bureau du Journal, Boulevard des Italiens, N°2 à Paris).

(2) Hugues Bardoul II « Hugo Bardulfus », seigneur de Broyes, Beaufort, Trie-le-Bardoul et de Charmentré, né vers 1065, était le fils de Barthélemy I ( miles famosissimus ) et d'Alix de Crépy (Alaïs). En bas âge à la mort de son père, sous la tutelle du comte Etienne-Henry de Troyes, il confirma en 1081 à sa majorité la donation à La Charité-sur -Loire de l'église Saint-Julien de Sézanne, où son aïeul Hugues Bardoul I et sa grand-mère avaient fait des libéralités.