Corpus Essonnien

Histoire et patrimoine du département de l'Essonne

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La vie de Jean de Montagu (8) Le ressentiment du duc

Chronique du Vieux Marcoussy ————————————- _————————— Octobre 2009

Portraits de Jean de Montagu et de Jean sans Peur, duc de Bourgogne. .

JP. Dagnot

C. Julien

Nous présentons le huitième volet de la vie de Jean de Montagu dans lequel nous donnons toutes les actions du grand maître qui ont été la cause de l'aversion et la haine que lui a portées le duc de Bourgogne allant jusqu'à être le commanditaire de sa mise à mort.

La jalousie du duc

Le duc de Bourgogne, Philippe le Hardi, troisième fils du roi Jean, était un des princes les plus riches et les plus puissants d'Europe, mais il était prodigue et se trouva dans de continuels embarras d'argent. Ce prince avait une ambition démesurée, espérant reconstruire la Lotharingie aux dépens du royaume de France. L'inimitié du parti bourguignon envers Montagu, officier et fonctionnaire du roi, fut transmise par le père à son fils. Dans la suite nous énumérons les phases successives de cette hostilité.

La première rancœur du duc de Bourgogne provient de l'intimité excessive entre le roi et Jean de Montagu, intimité naturelle puisque ce dernier avait toujours vécu à la Cour où son père était notaire du Trésor royal. D'autre part, la jalousie du duc était exacerbée par la réussite de Montagu, qui, participant à la guerre en Flandre sous l'autorité du connétable de Clisson était revenu auréolé de gloire de la bataille de Roosebecke le 27 novembre 1382 « le seul secrétaire du roi qui avait pris les armes » dit un historien.

Nous avons appris que dès sa majorité, le roi prit les rênes du gouvernement en 1388, renvoyant ses oncles, les régents, dans leurs duchés respectifs. Le duc de Bourbon, oncle maternel repris la route de Moulins, il en fut de même pour les oncles paternels Jean de Berry, Louis d'Anjou et Philippe le Hardi qui rejoignit son palais de Dijon. Bureau de La Rivière, Jean le Mercier, Jehan de Montagu, Pierre le Bègue de Villaines et Olivier V de Clisson, connétable de France, formèrent le groupe appelé d'une manière péjorative « les Marmousets » par les grands seigneurs et les princes du sang. Le plus virulent de ceux-ci étaient le duc de Bourgogne Philippe le Hardi. La maison de Bourgogne avait été richement apanagée par le roi Jean en 1363 et de plus, Philippe avait ajouté la Flandre par mariage avec Marguerite, fille du comte de Flandre dont il fut héritier en 1384, et de nombreux autres territoires par achat. Le duc de Bourgogne ne concevait pas d'être écarté du gouvernement royal par la faction orléaniste accusant son neveu le duc d'Orléans et les ministres tel Montagu de manipuler le roi. Voilà le second motif de rancœur.

Un troisième évènement allait « faire au duc déplaisir ». En 1389, le roi voulut que la reine Isabeau de Bavière fasse son entrée dans Paris. Ainsi nous dit Froissart « Le dimanche vingtième jour du mois d'aoust qui fut en l'an de grâce Notre Seigneur mil trois cens quatre vingt et neuf, avoit tant de peuple dedans Paris et dehors que merveilles étoit du voir…et fut une assemblée des seigneurs qui les litières de la roine et des dames devoient adextrer. Et étoient les bourgeois douze cents tous à cheval et sur les champs rangés… » (1). Le lendemain de la reine fut conduite à la Sainte-Chapelle pour entendre la messe par les quatre ducs : Berry, Bourgogne, Touraine et Bourbon. « Or vous vueil parler des dons et des présens que les Parisiens firent le mardi devant dîner à la roine de France… » dit Froissart, qui nous parle ensuite de l'intimité entre le roi et ses deux conseillers Guillaume des Bordes et Montagu « qui étoient de-lez lui, en les invitant à aller voir de plus près les présens quels ils sont, …, que ils avoient cousté plus de 60.000 couronnes d'or » (2).

Après quelques mois « d'état de grâce » comme l'on dit de nos jours, le nouveau gouvernement formé autour du connétable Olivier de Clisson fut mis devant plusieurs difficultés parmi lesquelles l'état désastreux des finances, le schisme de la chrétienté et la question bretonne. Les caisses de l'Etat étant vides, il fallut lever de nouveaux impôts, augmenter la taille ; ce fut la piètre politique du duc d'Orléans qui dressa les Parisiens alors que « la ville de Paris espérait, en faisant ces magnifiques présens, gagner les bonnes grâces de la reine et la décider à faire ses couches à Paris pour obtenir par ce moyen quelque diminution des impôts » dit le moine anonyme de Saint-Denis quand les bourgeois avaient reçu la reine. On rehaussa la gabelle et l'on décria encore la monnaie d'argent de 12 et de 4 deniers qui courait depuis le règne de Charles V. « … et comme c'était la monnaie du petit peuple et des mendiants, ils en furent l'espace de plus de quinze jours dans la nécessité » dit le moine. Ce fut pain bénit pour le duc de Bourgogne qui devint très populaire à Paris. Voilà la quatrième faute politique de Montagu.

Le cinquième motif de rancœur commence en 1391 quand le duc Jean IV de Bretagne, ne supportant plus l'intrusion des officiers et sergents royaux dans son duché, s'opposa au roi à qui il devait foy et hommage. « Guerre ne ferai-je point au roi, car c'est mon seigneur naturel, mais si par haineuse et envieuse information il me fait guerre, je me défendrai ; et me trouvera-t-on en ma terre; tout ce vueil-je bien que le roi sache », rapporte Froissart à propos de Jean de Bretagne. En prenant le conseil de ses ministres, le roi provoqua le courroux du duc de Bretagne soutenu par ses oncles dont le duc de Berry à qui l'on reprochait la mauvaise gestion de son gouvernement en Languedoc « Ainçois le conseilloit messire Olivier de Cliçon, le Bègue de Vilaines, messire Jean le Mercier et Montagu. Le duc de Bourgogne, qui clair véoit et oyoit sur ces traités, souffrait bien que les raisons et défenses du duc de Bretagne fussent jetées en la place, et les soutenoit couvertement ce qu'il pouvoit; et avoit assez d'accord son frère le duc de Berry, car il hayoit trop grandement en cœur ceux de la chambre du conseil du roi, pour ce que ils avoient détruit son trésorier Bethisac, si comme vous savez qu'il fut honteusement justicié à Béziers ». Encore une fois, Jean de Montagu, ministre des finances, était accusé par le duc de Bourgogne « mais souffrir lui convenoit, car il n'étoit pas encore heure du contrevenger » dit Froissart.

Le sixième motif de rancœur du duc de Bourgogne arrive le 14 juin 1392, quand Pierre de Craon tenta d'assassiner le connétable qui réussit à en échapper. L'ennemi mortel du duc de Bretagne était le connétable Olivier de Clisson qui avait été jeté au cachot en 1387 lors des États de Bretagne réunis à Vannes. Contraint à un traité désastreux, le connétable poussait les Bretons à la révolte. Le meurtrier trouva refuge auprès du duc de Bretagne qui lui dit « Vous êtes un chétif, quand vous n'avez pu occire un homme duquel votis estiés au dessus. Vous avez fait deux fautes, la première de l'avoir attaqué ; la seconde, de l'avoir manqué… ». Charles VI organise une expédition punitive contre Jean IV de Bretagne pour venger son connétable, mais, le 5 août 1392 le roi éprouve des crises de folie furieuse en traversant la forêt du Mans. Les ducs de Berry et de Bourgogne, qui avaient pris ombrage de l'influence de Montagu sur le roi, l'accusèrent d'être responsable de cette maladie.

La revanche des ducs

Jean Froissart aurait été le témoin d'une discussion entre des conspirateurs ourdissant un complot contre Olivier IV de Clisson : « Clisson mort, petit à petit on détruirait tous les marmousets du roi, c'est à entendre le seigneur de La Rivière, messire Jean Le Mercier, Montagu… et aucuns autres de la chambre du roi ».

Nous avons décrit le premier renversement de fortune de Jean de Montagu quand les ducs reprirent le gouvernement bien que la reine Isabeau et le frère du roi soient supposés être les régents du royaume pendant la maladie du roi. Froissart rapporte les paroles de Jean de Berry à son frère « Vous avez bien ; par aucune voie faut-il entrer en eux ; car vraiment, il, le Mercier, la Rivière et Montagu ont dérobé le royaume de France ; mais le temps est venu que ils remettront tout arrière et y laisseront les vies, qui m'en voudront croire ». Devant une telle menace Clisson s'échappa à Montlhéry puis dans ses terres bretonnes, Montagu s'enfuit à Avignon au près de son oncle le cardinal Jean de La Grange ; selon Froissart « s'en partit tout secrètement par la porte Saint-Anthoine, et prit le chemin de Troyes en Champagne et de Bourgogne ; et dit qu'il ne séjourneroit ni arrêteroit nulle part, si se trouveroit à Avignon ».

Froissart n'hésite pas à dire comment les ducs de Berry et de Bourgogne « accueillirent en grand'haine, telle qu'ils leur remontrèrent, à ceux qui avoient conseillé le roi aller en Bretagne,… tel que Montagu et autres qui depuis en eurent grand'pénitence de corps ». En 1394, Jean de Montagu revient aux affaires « lequel n'eut pas tant de peine à beaucoup près comme les autres ; car sitôt que le roi fut retourné en santé, il voulut avoir de-lez lui, comment qu'il fût, Montagu, et l'aida à excuser de moult de choses ».

Le ressentiment du duc Jean sans Peur

Devenu duc de Bourgogne, à l'âge de trente-trois ans, à la mort de son père le 27 avril 1404, comte de Flandre à la mort de Marguerite de Flandre, sa mère en 1405, Jean sans Peur est le rival du duc Louis d'Orléans. Il s'appuya sur l'université et sur le peuple de Paris qui lui sait gré de s'opposer à la levée d'impôts. Jean sans Peur a véritablement été le premier personnage de son temps. Les historiens disent « qu'il possédait peu d'avantages physiques, mais de l'esprit, ambitieux à ce point qu'on l'a soupçonné d'aspirer à la couronne, disposant d'immenses ressources ». Ses alliés indéfectibles furent le duc de Savoie, le duc de Lorraine et le roi Navarre. Dans sa biographie M. Barroux nous dit : « Violent et audacieux à l'occasion, rempli d'impudence, ne reculant, pour être maître absolu, devant aucun moyen, il a cependant toujours suivi une politique tortueuse et défiante. D'un caractère despotique, il s'est attiré de grandes difficultés. Vis-à-vis de la royauté, sa conduite a consisté en alternatives de soumission intéressée et de révolte hautaine. Une grande part de responsabilité lui revient dans les tristes événements du règne de Charles VI ».

L'aversion du duc de Bourgogne pour Jean de Montagu fut transmise à son fils. Sa haine fut totale puisqu'elle conduira à la mort. Son premier affrontement avec le grand maître eut lieu en septembre 1405 lors de l'enlèvement du dauphin Louis que son oncle de Bavière, Montagu et autres seigneurs conduisaient chez la reine à Melun. Arrêté à Juvisy, le duc de Guyenne fut ramené de force à Paris et, faisant le justicier, publie tout un plan de réformes.

Un nouvel incident est l'objet de l'aigreur contre Montagu. En 1406, comme le duc de Bourgogne cherche à reprendre Calais, le duc d'Orléans lui fait enjoindre par le roi d'abandonner son entreprise. Jean sans Peur soupçonna encore une fois les conseils néfastes de Montagu qui « avoit juré de contrer tous les agissements du duc de Bourgogne ».

Le Grand Conseil décida en 1406, que « Jean seigneur de Montagu, vidame de Laonnois, conseiller et souverain maistre d'hostel du Roi et l'Admiral de France, qui lors estoit nommé Pierre de Brehan dit Clignet, à puissance de gens d'armes iroient au païs de Lorraine » pour obtenir une satisfaction éclatante. Il s'agissait d'une expédition punitive contre des seigneurs lorrains habitant les environs de Neufchâteau , vassaux du duc Charles II de Lorraine qui se faisaient remarquer à cette époque par les déprédations qu'ils exercèrent. Le Grand maître d'hôtel et l'amiral occupèrent Neufchâteau avec trois mille hommes et se disposèrent à pénétrer dans le duché. Charles II qui n'était pas en mesure de résister, ou qui voulait éviter une guerre avec la France, s'empressa de traiter avec les généraux du roi. Le trésor des chartes possédait autrefois les lettres que Jean de Montagu et Pierre de Breban donnèrent au duc de Lorraine. Nous en transcrivons le sommaire : « Lettres de Jean , seigneur de Montagu , vidame de Laon, maître d'hôtel du roi, et Pierre de Breban dit Clingnet, admiral de France, portant qu'ils ont traité et accordé, au nom du roi, avec Gérard de Haraucourt, Conrard Bayer, Wary de Haroué et André de Ville, au nom du duc de Lorraine, lesquels ont promis que ledit duc se présenterait par devant le roi, pour se justifier des plaintes dont il est accusé, à charge d'un sauf-conduit. Donné le 21ème jour de juillet l'an de grâce 1406 ». Ce fut une nouvelle occasion pour Jean sans Peur de montrer son hostilité au seigneur de Marcoussis car le duc, compagnon d'armes de Charles, considérait que Montagu travaillait aux intérêts du duc d'Orléans qui voulait créer une principauté dans la région.

L'assassinat du duc d'Orléans

Le 23 novembre 1407, Louis d'Orléans, auquel son cousin avait trois jours auparavant juré une amitié éternelle, était assassiné par une bande de malfrats masqués rue de Temple à Paris. Le duc de Bourgogne, avait perdu son influence au Conseil de régence. Le seigneur le plus puissant d'Occident voit sa puissance vaciller ; les meurtriers ont agi sur son ordre. Le parti Armagnac crie vengeance et Jean de Montagu n'est pas le dernier à réclamer la punition du duc de Bourgogne (3). Imprudence dont le duc lui fera payer cher.

Le prix de l'assassinat est porté dans une lettre adressée à « Monseigneur le duc de Bourgoingne » donnée au château de La Montore le 20 janvier 1416 « Très honoré seigneur et especial amy. Toute re commendation premise en vous priant tant chierement et affectueusement comme je puis qu'il vous plaise faire mettre en l'estat Jehan Utenhove, receveur de Flandres et d'Artois, la somme de cent frans pour moy Guillaume, pour Jehan de le Motte LX frans, pour Guillaume Scodané L frans, et pour Pietre Serlans L frans à nous donnez par Monseigneur pour causes que vous saciez… Le tout vostre, Willame Courteheuze, appareillé et prest à voz plaisirs ».

Après une absence momentanée, le duc de Bourgogne revient à Paris, est acclamé au début de 1408 et fait prononcer, le 8 mars dans la grande salle de l'hôtel Saint-Pol, l'apologie de son crime par Jean Petit (4). Le docteur de la Sorbonne justifie hypocritement le meurtre du frère du roi, mis au rang des sorciers qui ont envoûté le roi. Accusation que l'on reportera l'année suivante sur la tête de Montagu. Puis le duc va porter secours à l'évêque de Liège dont les sujets sont révoltés, et par une sanglante victoire à Othée gagné son surnom de Sans Peur . Le roi lui accorde son pardon et le nomme gouverneur du dauphin en 1409, année fatale pour Montagu

Les Orléanistes demandèrent justice au roi, mais il fut décider quelque accommodement pour préserver le « bien de l'Etat ». On donna la conduite de cette affaire à Jean de Montagu qui s'avéra un bon négociateur bien que le duc de Bourgogne lui nourrisse une haine mortelle. La paix fut faite au cours de la conférence de Chartres ouverte le 9 mars 1409 dont nous avons parlé dans une chronique précédente.

Le paroxysme de la haine

Dans l'Histoire de France en 30 volumes publiés au XVIIIe siècle, l'auteur et son continuateur nous donnent les clefs pour appréhender l'hostilité du bourguignon (5). Toute la rancune du duc se cristallisa, non sans raisons, sur Montagu. Nous venons d'énumérer certaines causes, mais l'année 1409 trouva son paroxysme et profitant une nouvelle fois de la maladie du roi, Jean sans Peur commandita la mort du grand-maître qu'il considérait comme étant le responsable de ses échecs politiques.

Villaret nous parle du mécontentement du duc de Bourgogne « qui cherchoit à satisfaire sa haine, mais en conservant extérieurement les égards qu'il ne pouvoit, sans décrier entièrement refuser à un prince qui étoit en possession de l'estime de ses égaux et du respect du public ». Il s'agit du duc de Bourbon défié par Amé seigneur de Viry, capitaine du parti bourguignon, qui s'étant retiré dans ses terres ravageait la Bresse et le Beaujolais. Le duc indigné leva des troupes ; les comtes de La marche et de Vendôme, le connétable le grand-maître Montagu l'accompagnèrent. « Un appareil si formidable étoit peu nécessaire pour réprimer les courses d'un simple aventurier, si l'on n'avoit soupçonné qu'il seroit soutenu » dit l'historien. Le seigneur de Viry, qui s'en était peut-être flatté, n'attendit pas que l'orage vint fondre sur lui ; dès que les troupes approchèrent, il se réfugia dans les Etats du comte de Savoir, qui le livra lui-même au duc pour le châtier de sa témérité, sous conditions toutefois qu'on « ne lui feroit déplaisir ni en corps, ni en membre ». Il obtint sa grâce après quelque temps de prison. Le duc de Bourgogne ne parut point se mêler de cette affaire, mais on ne doutait pas qu'il ne fût le principal instigateur de cette insulte téméraire. L'imprudent Montagu, en prenant part à cette expédition, accrut encore le ressentiment du prince. « Sa perte étoit résolue, et chaque pas qu'il faisoit en accéléroit l'instant fatal ».

Le 1er janvier 1409 donna l'occasion au duc de Bourgogne de donner une fête où il fit une démonstration de richesse et de puissance en offrant des étrennes différenciées selon le rang. Le duc avait trouvé l'angle d'attaque pour détruire Montagu . Le désordre affreux des finances fournissait toujours un prétexte aussi sûr que plausible d'attaquer ceux qui les avaient administrées. Certain d'en imposer au public en attaquant une administration vicieuse, il dédaigna de s'en prendre d'abord aux agents subalternes ; c'était au chef qu'il en voulait : ce fut sur lui qu'il fit tomber les premiers et les plus terribles coups.

Les affaires étaient dans une confusion épouvantable, dit Villaret ; les finances épuisées, malgré la continuation et l'énormité des impôts « l'indigence assiégeoit le palais du monarque, tandis que la maison du Grand-maître égaloit celle des princes par le luxe et la magnificence : il possédoit des trésors immenses, accrus encore de la succession du cardinal de la Grange son prédécesseur, dans l'administration des finances, que nous avons vu fugitif dans les premières années de ce règne, et qui étoit mort engraissé de la substance publique ».

C'est bien le motif principal de l'animosité du duc reprochant à Montagu, son enrichissement douteux soit par voie successorale soit par bénéfice des prêts à gages sur le Trésor royal. Et, “cerise sur le gâteau”, cet homme considéré comme un parvenu, « un fils de bourgeois » dit Monstrelet, « malgré la disproportion de sa naissance » dit Villaret, avait osé marié son fils avec la fille du connétable d'Albret. Les noces furent célébrées avec un faste qui révolta tout le monde.

« Pour vivre heureux, vivons cachés » dit le poète. Montagu n'appliqua pas cette formule. Bien au contraire, Montagu se piqua de rendre la réception de son frère au siège épiscopal de Paris, en une fête splendide, le dimanche 15 septembre 1409, par une vaine ostentation de ses richesses « on voyait de tous côtés s'élever des monceaux de vases d'or et d'argent : jamais on n'avoit étalé l'opulence avec une vanité plus indiscrète et plus insultante ». Un écrivain contemporain parle « il n'étoit pas mémoire, que paravant les lestes eussent esté pareilles ».

Pour le duc de Bourgogne, Montagu n'était qu'un serviteur de l'État. Il devait disposer des revenus de l'État sans être tenté d'y porter une main profane ; vivre avec frugalité au sein de l'abondance ; être désintéressé, modeste ; mourir pauvre et surintendant des finances « ce seroit peut-être le genre de gloire le plus flatteur pour un cœur délicat, et dont l'amour-propre devroit offrir de fréquents exemples ». Le grand-maître se comporta autrement…

Nous savons comment Jean de Montagu fut livré à son ennemi le plus violent. La reine, le dauphin, et les ducs de Berry et de Bourbon aimaient Montagu. Mais la reine, dépositaire du pouvoir suprême pendant la maladie du roi, n'interposa pas son autorité dans une occasion où il s'agissait du salut de son ministre. « La haine l'emporte sur les stériles efforts d'une amitié languissante ou timide » dit Villaret. Quelques écrivains assurent que le duc de Bourgogne « ne rougit pas de repaître ses yeux de ce triste spectacle ».

Confiance, naïveté, ambition démesurée, toujours est-il que Jean de Montagu qui avait fui par deux fois le danger, vit combien étaient sages ceux de ses amis qui lui conseillaient de se mettre encore pour quelque temps à l'écart de l'orage avec tous ses biens. Il n'entendit rien…

La devise de Jean de Montagu

Pour terminer cette chronique parlons un instant de la “ la devise de Jean de Montagu ”. Dans le Bulletin du Bouquiniste , le marquis de La Baume-Pluvinel signe un article daté de Marcoussis le 23 juin 1865 qui évoque ce sujet (6). L'auteur constate que le comte de Bessas de la Mégie vient de publier, sous le titre de Légendaire de la noblesse de France, un recueil contenant plus de six mille devises : « Je pensais que ce livre, devant être plus complet que le Recueil de devises publié par Waroquier de Combles, auquel il succède, contiendrait peut-être de nouveaux renseignements sur la célèbre devise de Jean de Montaigu. J'ai été étonné de ne trouver aucune mention de celle devise dans le Légendaire de la noblesse, qui parait être le recueil le plus complet de devises et cris de guerre qui ait été publié jusqu'à ce jour ».

Peinture de la devise de Jean de Montagu (Coll. Gaignières, BnF, Paris).

Le marquis produit plusieurs erreurs dans son texte en arguant qu'en 1409, époque des “ premières années du règne du roi Charles VI ”, Jean de Montaigu avait fait construire le château de Marcoussis. « Ce n'est que d'après le dire des auteurs qui ont écrit l'histoire de ce château, que nous savons que la devise des Montaigu : ILPADELT s'y trouvait répétée plusieurs fois sur les murs et principalement dans les deux chapelles et leurs sacristies, car il ne reste aucune trace de ces mots sur une des tours du château, la seule qui existe encore ». Nous savons que 1409, vingt-neuvième année du règne de Charles VI, n'est pas la date de la construction du château de Marcoussis.

Les mêmes historiens client encore d'autres devises qui ornaient les appartements de cet antique manoir. On lisait celle-ci sur la cheminée de la grande salle : « Ignis pessimus omnium Cupido ». Cette devise se comprend, mais que peut vouloir dire ilpadelt ? — assemblage de lettres formant un mot bizarre et inintelligible. Voici l'explication que l'on trouve de ce mot dans l'Anastase de Marcoussis, de Perron de Langres (que le marquis l'appelle Perron de Langle). Voici le texte de l'historiographe du roi.

« La curiosité des plus éclairez les portraits à examiner les peintures des vitres de l'église où l'on voit les armes et les alliances de la maison de Montaigu, d'autres plus raffinez s'attachaient singulièrement à deviner la signification du mot “ ilpadelt ” qu'on voit presque partout en gros caractères d'une écriture qui avait cours en ce temps-là. Ce qui me fait souvenir de l'interprétation chimérique que l'on suppose avoir été faite par un Turc qui se trouvait à la cour du roy François 1er, qui eut la curiosité de visiter ce monastère et devoir le tombeau de son fondateur, car on fait dire à ce Turc, vrai ou supposé, que le mot “ ilpadelt ” que personne de la suite du roy ne pouvait déchiffrer n'était pas un mot hébreu, grec, latin ny françois, mais un syriaque composé qui veut dire : “ Dieu est mon espérance ” ».

« L'excès de l'imposture ne sçaurait aller plus loin que de vouloir persuader à la cour la plus sçavante et la plus polie de ce temps-là, qu'un mot inventé tout exprès pour servir de devise n'est pas un mot d'aucune langue connue en l'Europe; l'auteur de cette fable est un pauvre frère ignorant, qui veut faire parler un Turc en habile homme, contre le génie de cette nation barbare qui s'applique ordinairement plus aux exercices du corps qu'à ceux de l'esprit, n'y ayant presque personne parmy ces infidelles qui arrive à quelque légère teinture des sciences qui sont parmy nous, en quoy, certes, je ne sçay ce que je dois plus admirer, ou l'impudence de celuy qui a fait et fabriqué le mémoire de ce conte fabuleux, ou bien la simplicité de frère Jacques du Breüil qui l'a fait imprimer tout au long au IV e livre de ses Antiquitez de Paris, page 1290. Il n'y a qu'à lire, il suffit, ce me semble, de l'avoir rapporté, pour faire voir que cela est absolument faux et supposé, tant le contraire est généralement connu et avéré : car c'est une vérité constante que le rétablissement de la santé du roy Charles VI fut le véritable sujet du mot ilpadelt , et que ce mot que le sire de Montaigu prit pour devise ne signifie autre chose sinon : Je l'ay promis à Dieu et le tiendray ».

« Chaque lettre faisant un mot à part, à l'imitation du “ Fert ” (Fortitudo ejus Rhodum tonuit), devise de la maison de Savoie, du véritable sens duquel mot les historiens ne conviennent pas encore aujourd'hui, mais celuy que le fondateur de Marcoussy inventa est assez connu pour en demeurer d'accord; il rappelle le souvenir de son évasion et les symptômes fâcheux de la maladie du roy son maître, qui lui firent faire tant de prières à Dieu pour le recouvrement de la santé de ce roy bien aimé, tant de suffrages et de vœux dont le principal fut celui de la célèbre fondation du couvent des Célestins à Marcoussis, qui sera un monument éternel pour immortaliser sa piété et sa reconnaissance envers nos roys », dit encore Perron de Langres.

Notre marquis rapporte également qu'il a trouvé une lettre d'un anonyme datée de Plancoet en Bretagne, au sujet de la devise de Jean de Montaigu, parue dans le Mercure de France de janvier 1743. L'auteur de cette lettre explique que le mot padelt est bas-breton. Padus et padelus en bas-breton, signifient durable. — padelt est la même chose que durer ou durera en français, d'où il conclut que le fondateur a voulu désigner par il padelt, que les édifices seraient de durée; tout concourt à le faire penser ainsi, et jusqu'à deux feuilles de lierre qui accompagnent partout celte devise et qui en sont vraisemblablement le symbole. Ajoutons qu'il ne faudrait pas s'étonner que le bas-breton eût été connu à Marcoussis dans le XVe siècle. Montaigu, qui en était seigneur, avait des alliances en Bretagne, et l'histoire nous apprend que ce fut dans ce même château que le connétable de Richemont fit arrêter ceux qui avaient participé à la mort tragique de son neveu Gilles de Bretagne, lesquels étaient tous Bretons d'origine.

À suivre…

Notes

(1) J.A.C. Buchon, Les chroniques de sire Jean Froissart , tome III (Société du Panthéon, Paris, 1838).

(2) Froissart décrit les présents faits au roi « Il y avoit quatre pots d'or, quatre trempoirs d'or et six plats d'or. Et pesoient toutes ces vaisselles cent et cinquante marcs d'or » et la reine reçut des bourgeois « une nef d'or, deux grands flacons d'or, deux drageoirs d'or, deux salières d'or, six pots d'or, six trempoirs d'or, douze lampes d'argent, deux douzaines d'écuelles d'argent, six grands plats d'argent, deux bassins d'argent ; et y eut en somme pour trois cents marcs, que d'or que d'argent ». La duchesse de Touraine reçut « le tiers présent » estimé à 200 marcs par Froissart.

(3) Prudent et craignant un attentat le duc de Bourgogne fait fortifier son hôtel parisien, ancien hôtel d'Artois adossé à la muraille de Philippe-Auguste. Il fait ériger en 1409 une somptueuse et impressionnante tour fortifiée au cœur de l'hôtel de Bourgogne, qui couvre pas moins d'un hectare entre les actuelles rue Saint-Denis et Montorgueil. Cette « tour Jean sans Peur » , très belle et encore en excellent état, est l'un des rares vestiges parisiens de l'architecture civile du XVe siècle.

(4) Jean de Montagu eut des relations ambiguës avec Jean Petit qui lui servait de prête-nom pour les emprunts auprès des juifs parisiens.

(5) C. Villaret, Histoire de France depuis l'établissement de la monarchie jusqu'au règne de Louis XV (chez Desaint et Saillant, Paris 1755) 30 volumes.

(6) C. de La Baume-Pluvinel, Bulletin du Bouquiniste, no. 205 du 1er juillet 1865 (Libr. Auguste Aubry, rue Dauphine à Paris), pp. 363-365.

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