Corpus Essonnien

Histoire et patrimoine du département de l'Essonne

Outils pour utilisateurs

Outils du site


hn:mfjj.debonnefon.1899a

Jean de Bonnefon1899

  • Jean de Bonnefon était ce qu'on appellerait aujourd'hui un catholique de gauche et se qualifiait lui-même assez spirituellement de catholique anticlérical. L'enquête journalistique qu'il mène ici et qui fut publiée à la une du Journal du 19 octobre 1899 est un document important pour l'histoire de la commune de Morangis, et plus spécialement de celle de l'établissement qu'on y appelait la Maison du Désert.

L'Escamotage d'une communauté

  • L'ESCAMOTAGE D'UNE COMMUNAUTÉ
  • L'Église, vieille de siècles et de gloire, n'est pas une institution dont on puisse montrer en un seul rayon la large étendue. Elle est compliquée par son origine divine, par ses accidents humains, et à vouloir défendre ses droits, on risque d'attaquer ses abus. Signaler la décadence de certains Ordres religieux, le bris de certaines ailes fatiguées par un long vol ou blessées par la passion, indiquer le danger des Ordres nouveaux qui drainent vers leur inutilité des ressources et des courages utiles ailleurs, c'est encore servir la cause des congrégations. Car il est bon de décrire les herbes chargées de venin, pour que la faux des lois ne les mette pas dans la même gerbe que l'épi pieusement et lourdement courbé.
  • Il y aurait un beau succès pour le législateur qui, au lieu d'obtenir des expulsions banales, demanderait une loi régulatrice.
  • Ce serait l'exécution et la suppression de toute communauté ne reconnaissant pas l'autorité de l'évêque local.
  • Ce serait la suppression de tout couvent ayant un cardinal protecteur à l'étranger.
  • Ce serait l'obligation pour les couvents de payer un salaire à toute personne laïque faisant, dans la maison religieuse, un travail commercial.
  • Ce serait enfin la liberté dans la loi.
  • En attendant cela, qu'on attendra longtemps peut-être, certaines communautés de femmes donnent des spectacles pittoresques. Voici comment se fait l'escamotage d'une congrégation.
  • Ouvrez l'Ordo de Paris, vous trouverez:
  • “Sœurs Oblates de Saint-François, rue de Vaugirard, 79, Paris, maison mère à Troyes.”
  • Feuilletez l'Annuaire ecclésiastique, vous lirez:
  • “Sœurs Oblates de Saint-François, congrégation fondée en 1870 ayant pour but spécial l'instruction et la préservation des jeunes filles ouvrières.”
  • Ayez enfin le courage d'aller aux archives de l'administration des Cultes, vous y pourrez copier le décret suivant:
  • MINISTÈRE DE L'INTÉRIEUR ET DES CULTES — Archives
  • ADMINISTRATION DES CULTES
    • DÉCRET
      • Enregistré la 20 juillet 1854
      • N° 1489
    • Napoléon, par la grâce de Dieu et la volonté nationale, empereur des Français, à tous présents et à venir, salut.
    • Sur le rapport de notre ministre, secrétaire d'État au département de l'instruction publique et des cultes; vu la demande formée le 18 juin 1852 par le conseil d'administration de l'Association des Sœurs Augustines de Sainte-Marie de Lorette existant à Paris depuis l'année 1823 et actuellement établie rue de Vaugirard, n° 79 (ancien 101), dans le but d'obtenir que cette Association soit autorisée comme communauté régie par une supérieure locale…
    • Avons décrété et décrétons ce qui suit:
    • Article premier: L'Association religieuse des Sœurs Augustines de Sainte-Marie de Lorette existant à Paris, rue de Vaugirard, n° 101 (79) est autorisée, comme communauté dirigée par une supérieure locale, à la charge de se conformer aux statuts de la communauté des Sœurs Bénédictines de l'Adoration perpétuelle du Saint-Sacrement, à Arras (Pas-de-Calais) approuvées par ordonnance du 31 décembre 1826, et que cette Association a déclaré adopter. — Art. 2: Notre ministre secrétaire d'État au département de l'instruction publique et des cultes est chargé de l'exécution du présent décret, qui sera inséré au Bulletin des Lois.
    • Fait au Palais de Saint-Cloud, le 19 juillet 1854.
    • Signé: NAPOLÉON.
    • Par l'empereur: le ministre de l'instruction publique et des cultes,
    • Signé: FORTOUL.
  • Le décret est très précis. Au 79 de la rue de Vaugirard doit se trouver, si l'immeuble n'a pas été vendu, la congrégation de Lorette. Or, aucune trace de vente: les sœurs Oblates de Troyes ont simplement remplacé les religieuses de la congrégation de Lorette; mais remplacé, comme les Barbares remplaçaient les Romains, par invasion.
  • Les Barbares tenaient à leur nom et à leur titre. Les Oblates, qui ne sont pas autorisées par le gouvernement, mais approuvées par Rome, se disent Religieuses de Lorette dans les actes authentiques, Sœurs Oblates dans les affaires ecclésiastiques. Elles ont l'intrépidité changeante de cet aventurier de Casanova qui affirmait que toutes les lettres de l'alphabet lui appartenaient pour faire un nom.
  • La chauve-souris montrait ainsi tour à tour ses ailes pour être oiseau, ses pattes pour être souris.
  • Les Oblates ne se sont pas seulement installées dans la maison de la rue de Vaugirard, elles ont pris possession du château de Morangis, en Seine-et-Oise, qui appartenait aux religieuses de Lorette par achat régulier, en date du 16 février 1850, en vertu d'actes passés chez Me Demanche, notaire à Paris.
  • En 1891, les Oblates, installées dans la maison de Morangis, eurent l’ingénieuse idée de vendre cette propriété.
  • Pour la circonstance, elles se déguisèrent en Religieuses de Lorette et demandèrent au gouvernement une autorisation sous ce pseudonyme:
  • Communauté des Sœurs Augustines de Sainte-Marie de Lorette
    • OBJET DE LA DEMANDE
    • Vente de la propriété de Morangis
  • Le conseil de la communauté des Sœurs Augustines de Sainte-Marie de Lorette, sise rue de Vaugirard, 79, à Paris, autorisée par décret du 19 juillet 1854, étant réuni, la supérieure fait part d'une demande d'acquisition qui leur a été adressée pour la maison du Désert et la prairie qui en dépend; et considérant l'état du budget de la communauté, elle a proposé d'agréer cette demande.
  • Le conseil, après en avoir conféré, ayant partagé unanimement cet avis, pensant que c'était avantageux, * Demande l'autorisation de vendre ladite maison du Désert, située à Morangis (Seine-et-Oise), et la prairie qui en dépend, afin d'en employer le prix pour se décharger d'une partie de la somme due au Crédit foncier.
    • Fait et délibéré à Paris, le 13 octobre 1891.
    • Signé: Sr F. DE SALES, Sr L. DE SALES, Sr AIMÉE DE SALES, Sr FRANÇOISE-MARGUERITE.
  • Les signataires ne sont de la congrégation de Lorette que devant notaire.
  • Habituellement, elles appartiennent à la congrégation non autorisée des Oblates.
  • Ce serait déjà une extraordinaire aventure que celle d'une association illicite se mettant sous le masque d'une association reconnue qui aurait cessé de vivre. Mais l'affaire est plus curieuse; les religieuses de la congrégation de Lorette n'ont pas cessé d'exister. Trois religieuses vivent encore, deux à Troyes et une à Morangis. Il y a sans doute un acte par lequel les Sœurs de Lorette se sont fondues avec les Oblates, mais cet acte est nul au point de vue légal, parce que l'État n'a pas autorisé les Oblates qui n'ont pas, au reste, sollicité cette autorisation. Il est nul aussi parce que l'une au moins des religieuses survivantes de Lorette n'y a pas pris part.
  • Sœur Élisa Fauchon, en religion sœur Marie-Gabriel, a cinquante-deux ans. À l'âge de douze ans, elle est entrée chez les Religieuses de Lorette. Plus tard, elle y a fait profession. Deux jours dominent de leur éclat la vie de cette femme; celui où elle a pris le voile de l'Ordre qui l'avait élevée, jour de joie et de lumière ; celui où la supérieure lui a demandé de quitter l'uniforme de Lorette pour prendre celui des Oblates, jour de tristesse et de deuil.
  • Depuis cette substitution, qui eut lieu le 12 août 1872, elle a vu la dernière supérieure de Sainte-Marie de Lorette mourir cuisinière au petit collège de Troyes. Elle a vu son ancienne congrégation méprisée en elle-même et en sa sœur par les nouvelles venues. Elle a vu mourir cette sœur, religieuse comme elle, dans l'abandon et dans la privation des choses nécessaires. On a fermé devant ses pas les salles de communauté, l'atelier où ses doigts tournaient pour les autels des fleurs d'argent et des feuilles de soie. Devant sa tristesse, on a fermé les portes mêmes de la chapelle. Elle a supporté des supplices à briser la poitrine d'une martyre, mais jamais elle n'a quitté la maison de Morangis. Elle a demandé du travail pour avoir du pain, errante, le long du jour, sous l'austérité de ses voiles noirs qui semblent porter le deuil d'un passé inoublié. Toujours elle est rentrée quand la nuit est venue, et jamais on n'a osé expulser celle qui pourrait peut-être expulser ses bourreaux. Les gens du pays l'entourent de respect et d'estime. Les certificats du maire et des principaux habitants sont d'une élogieuse précision.
  • RÉPUBLIQUE FRANÇAISE
  • DÉPARTEMENT DE SEINE-ET-OISE
  • Liberté, Égalité, Fraternité
  • Arrondissement DE CORBEIL
  • Canton de Longjumeau
  • MAIRIE DE MORANGIS
    • Le 28 septembre 1899.
      • Certificat de bonne vie et mœurs
      • Nous, maire de Morangis (Seine-et-Oise), certifions que la nommée sœur Marie-Gabriel Fauchon (professe des Religieuses Augustines de Sainte-Marie de Lorette, légalement approuvée), habitant la maison dite du Désert dans cette commune, depuis l'année mil huit cent soixante-deux que je la connais, a été mise sans travail par les Sœurs Oblates en l'année mil huit cent quatre-vingt-douze, le vingt-deux janvier, après avoir passé trente années d'exercice religieux consécutivement dans cette maison de ladite commune, à Paris, à Troyes et à Saint-Ouen, que depuis ce temps cette personne est obligée de sortir de son couvent pour se chercher de l'ouvrage au dehors et qu'il n'y a rien à dire sur sa conduite en aucune manière.
    • Fait à Morangis, le 28 septembre 1899.
    • (Timbre de la mairie de Morangis.)
    • Le maire,
    • Signé: BRUNEAULT.
  • Nous, habitants de Morangis, confirmant le présent certificat, déclarons que nous connaissons depuis de longues années la sœur Marie-Gabriel Fauchon, et qu'elle est pour tous un objet de respect par la régularité de sa vie, sa piété et son travail.
    • Morangis, le 15 octobre 1899.
      • Suivent les signatures.
  • Ainsi va, parmi une population respectueuse, la religieuse abandonnée: ses légers et noirs vêtements copiés sur le costume de la Samaritaine au puits de Jacob, de la Chananéenne que Dieu avait regardée avec miséricorde, ses noirs vêtements sont rehaussés par un large bandeau de velours noir qui étreint le front pour le faire paraître plus vaste, plus mat, plus bombé. Un large pli entre les deux sourcils paraît moins une ride, ce chiffre de l'âge, qu'un sillon laissé par la douleur. Une expression d'angoisse passe parfois dans les yeux qui sont grands et d'un feu sec. Ainsi faite, cette femme dépossédée de tout, de la règle qu'elle avait librement choisie, des supérieures sous la voix desquelles elle avait incliné son front, du nom religieux qu’elle avait aimé, cette femme a tout supporté, cachant ses tristesses dans son cœur et mettant sa croix dessus. On a tout fait pour l'expulser. On a essayé de lui faire signer les pièces mêmes de sa condamnation. Elle est restée dans la maison de Morangis. Ceux qui ne pouvaient détacher ce lierre du vieil arbre ont tenté de couper l'arbre. Nous avons vu comment les Religieuses Oblates ont pris pseudonyme de Lorette pour vendre la maison où sœur Marie Fauchon se dressait comme un remords, spectre enveloppé dans la douleur du passé.
  • Ce jour-là seulement, la pauvre fille a osé se défendre: elle a rédigé une protestation contre la vente de la maison de Morangis. Et les Oblates n'ont pu exécuter leur projet. Voici le texte de cette protestation:
  • Je soussignée, sœur Marie-Gabriel Fauchon, professe des Religieuses Augustines de Sainte-Marie de Lorette, demeurant à Morangis (Seine-et-Oise), déclare protester contre la vente des immeubles appartenant à la congrégation des Augustines de Sainte-Marie de Lorette, et notamment de la maison dite du Désert, située à Morangis, avec ses dépendances. Je conteste absolument la nécessité de cette aliénation et le droit du prétendu conseil de la communauté d'y consentir, ce conseil n'étant pas composé de membres réels de l'Ordre des Augustines de Sainte-Marie de Lorette légalement reconnu, mais bien des Sœurs Oblates de Saint-François-de-Sales qui n'ont pas obtenu la reconnaissance légale et n'ont pas fait profession suivant les règles de Sainte-Marie de Lorette. Je signale que les véritables membres ayant droit, sans l’assentiment desquelles il ne peut être procédé à la vente, sont: Constance Boulanger, en religion sœur Saint-Édouard, et Claire Tailliez, en religion sœur Saint-Vincent-de-Paul, membres réels ayant fait ainsi que moi-même profession suivant les règles et constitutions des Sœurs Augustines de Sainte-Marie de Lorette et figurant dans les titres de propriété comme acquéreurs des immeubles de Morangis. Je prie, en conséquence, monsieur le commissaire-enquêteur d'avoir égard à ma protestation et de la transmettre à qui de droit.
    • Fait à Morangis le 22 décembre 1893.
      • Signé: Sœur MARIE-GABRIEL FAUCHON,
        • religieuse Augustine de Sainte-Marie de Lorette.
  • Le silence suivit. Mais il faudra conter les douleurs, les humiliations, les pièges cachés sous ce silence. Il faudra citer les lettres tour à tour insidieuses, douces, menaçantes d'un vicaire général mêlé à cette extraordinaire aventure.
  • Je ne sais rien des Sœurs Oblates. Peut-être sont-elles parées de vertus et de mérites! En tout cas, elles ont, pour jouer avec la loi française, avec la douleur humaine, des procédés tout nouveaux. Il suffit aujourd'hui d'avoir dit comment, en France, une congrégation non autorisée peut prendre clandestinement la place d'une congrégation autorisée, sous les yeux de l'État qui semble porter un bandeau comme l'Amour, dont il a peut-être l'éternelle enfance sans en avoir la radieuse beauté.
  • JEAN DE BONNEFON.

Bibliographie

hn/mfjj.debonnefon.1899a.txt · Dernière modification: 2024/08/31 18:47 de bg