Corpus Essonnien

Histoire et patrimoine du département de l'Essonne

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Paul Arène

L'omnibus de Vauhallan

  • Avouons tout! À quoi bon mentir? Eh bien! oui, critique sans héroïsme, j'ai, ces trente derniers jours, par amour de l'herbe, déserté mon poste traîtreusement.
  • Je n'ai point vu jouer Flava, pièce latine en vers aimables, à ce que m'ont dit des étudiants; je n'ai pas vu les parodies doubles, quintessence de parodie, Fertblande, je crois, et Fernandinette,qui parodient Victorien |196| Sardou, lequel parodia Denis Diderot; je n'ai pas vu l'Ambigu-théâtre exigu — où parurent le même soir deux productions attardées de ce vénérable et souriant Paul de Kock, le Chateaubriand du lac Saint-Fargeau et le petit Balzac des grisettes; j'ai fui Cluny, toujours vaillant malgré sa taille, et qui finira, petit-poucet dramatique, par retirer ses hottes au succès; j'ai fui Cluny, Nus et Brisebarre tandis, que, devant leurs œuvres faites d'aurore et de nuit, de joie et de frisson, à la maniére de Lope de Vega et de Shakespeare, les importantes poitrines des demoiselles du quartier Latin (la mode en est là-bas aux somptuosités pectorales) ondulaient tour à tour d'émotion contenue, ou soubresautaient gaiement à force de rire. J'ai laissé dans la salle nouvelle du Vaudeville, où, par la chaleur de ces derniers soirs, les spectateurs entassés au fond de l'orchestre ovale, et ruisselants de sueur sous un plafond de charbons ardents et de cristaux en feu, avaient l'air positivement de pigeons à l'étuvée se mijotant dans une cloche, — j'ai laissé, dis-je, reprendre sans moi l'Héritage de M. Plumet, une pièce à fourreurs et à fourrures, excellente, mais hors de saison! Enfin, crime dernier! j'ai dédaigné Maurice de Saxe, et je m'en suis allé tranquillement quelque part, où il y a des arbres, mettre ma conscience de critique au vert et considérer la nature.
  • Or, dussent mes confrères me mépriser, dussent les directeurs de théâtre me maudire, je vous conseille d'en agir de même, ô lecteurs amis, fatigués de respirer l'odeur résineuse des ports de mer en plein trottoir des Italiens, tant le soleil y fait fumer le bitume, et de boire des bocks bouillonnants où, par suite de l'extrême chaleur de l'air, les mouches tombent toutes rôties. Et puisse un destin propice vous conduire, comme il me conduisit l'autre jour, par delà Meudon, par delà Petit-Bicêtre, par delà Bièvres, dans un pays béni, inconnu des petits rentiers, sans guinguettes, sans folies bourgeoises, mais plein de genêts fleuris, de buis et de bois, de hameaux où les marmots courent, d'étangs silencieux où plongent les poules d'eau, de villages riants, de clochers tout blancs, de fermes solitaires, de pelouses où jamais noce parisienne ne mangea, de bosquets vierges de militaires, de muguets tout neufs, et, comme on dirait salle Jean Gerson, de jacinthes inviolées!
  • Ce paradis, c'est Vauhallan, Vauhallan près de Palaiseau, qu'un nouvel omnibus inauguré par nous met désormais à une petite heure du boulevard Montparnasse. Car si les gros journalistes inaugurent pompeusement les grandes lignes de paquebots, les monts troués, les isthmes percés et les nouvelles voies ferrées, d'autres journalistes plus petits, des musiciens, des dessinateurs, des poètes ne dédaignent pas l'inauguration discrète et rurale d'un nouveau service d'omnibus.
  • Mais pourquoi raconter en prose cette épopée digne de Bachaumont et de Chapelle, que deux poètes, deux amis, rimant sous les astres au retour, ont immortalisée autant qu'ils l'ont pu, dans quelques quatrains sans emphase:

Pour célébrer d'un digne ton
Votre commune hospitalière,
Monsieur le Maire, que n'a-t-on
Les pipeaux de La Bédollière!

  • Le voyage de Paris à Vauhallan est esquissé légèrement, comme dans les bons auteurs, d'un trait discret, mais pittoresque:

Maitre François nous vit passer
Du haut d'un arceau moyen-âge,
Quand il s'agit de traverser
Meudon et son petit village.

  • Vous avez reconnu, n'est-ce pas? la Maison de Rabelais, charmante ruine toute neuve? Vous allez voir maintenant la maison de l'hôte, musicien, savant et poète, la tente qu'en notre honneur des mains villageoises avaient dressée, et les vins exquis qu'on y but:

Chez Stadler, sous un pavillon
Fait de vieux troncs d'arbre et de toile,
Nous goûtâmes d'un Roussillon
Qui nous a fait voir mainte étoile…

  • À partir du Roussillon les auteurs s'égarent. Avec un coupable mauvais goût, ils mélangent d'abord l'S étymologique de Mathieu Gustave aux terminaisons folles des ébénisses de Durandeau, le tout pour incruster dans le chaton de leurs vers une rime extraordinairement riche. Citons toujours, ce sera leur châtiment:

La petite fête a de l'air,
Quoiqu'elle manque d'écrevisses;
Nous chantons en chœur que Stadler
Est le premier des archivisses!

  • Au quatrain suivant, classique et vaporeux comme un Watteau, la raison semble revenir aux poètes:

On rencontrait dans les taillis
Des nymphes vaguement rebelles
Il y manqua quelques baillis
Pour prendre le menton aux belles.

  • Mais quel cynisme dans la conclusion:

C'est ainsi qu'un petit peu bus,
Tout en fumant un bon cigare,
On inaugura l'omnibus
Qui joint Vauhallan à sa gare!

  • Ombre de Daphné, que penseras-tu? Mais jetons un voile sur ces orgies poétiques, et disons simplement qu'à l'heure où les étoiles s'allument, où les théâtres s'ouvrent, ou d'Asnières à la Grenouillère la Seine retentit du bruit printanier des mirlitons qui chantent et des rames qui battent l'eau, à cette heure-là, aux vaux perdus de Vauhallan, un omnibus bruyant traversait dans la nuit le paysage silencieux. C'était l'inauguration qui revenait!
  • Paul Arène.

hn/hn.p.arene.1870a.txt · Dernière modification: 2021/04/23 01:14 de bg