Corpus Essonnien

Histoire et patrimoine du département de l'Essonne

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M. Drouyn de Lhuys

Le Figaro du 23 septembre 1866, pp. 5-6.


LES HOMMES DU JOUR

M. Drouyn de Lhuys

Il est des hommes que leur nom et leur fortune, leur expérience et leurs hautes facultés semblent désigner naturellement pour les fonctions les plus élevées. L'opinion, qui a sa justice, si elle a quelquefois ses égarements, aime à les voir à la tête des affaires. On est certain qu'ils y apporteront leur droiture, leur désintéressement, leur respectueuse, mais ferme indépendance. Sans souci d'accroître une fortune qui dépasse leurs besoins, sans illusions sur les joies de la politique, dont ils connaissent depuis longtemps les mécomptes, sans désirs de nouvelles distinctions, qui n'ajouteraient rien à celles qu'ils possèdent déjà, ils ne cherchent, dans leur passage au pouvoir, que le triomphe d'une idée ou l'accomplissement d'une œuvre utile prêts à quitter sans amertume les fonctions qu'ils ont acceptées avec enthousiasme, jusqu'au jour où l'on fera de nouveau appel à leurs lumières et à leur dévouement.

De tels hommes sont précieux pour les gouvernements qu'ils servent, parce qu'on sait bien qu'ils ne servent que tant qu'ils trouvent honneur et dignité à le faire; ils sont la consolation des souverains qui savent se les attacher, car, au milieu du mensonge et de la courtisanerie qui, à ce qu'on assure, entourent toujours les grands, il doit être consolant pour eux de trouver un avis, un conseil, quelquefois même une résistance, dont ils ne peuvent suspecter ni la sincérité ni la loyauté.

Tel je m'étais figuré l'éminent diplomate dont la retraite a été l'événement de la semaine dernière, tel je l'ai retrouvé, il y a quelques jours, dans une conversation avec un ami chez lequel j'étais à la campagne.

L'ami en question est un ancien attaché d'ambassade. Comme la plupart de ses collègues, il s'est dégoûté de la carrière vers la trentaine. Après avoir visité à peu près toutes les capitales du monde, dansé avec toutes les jeunes filles, depuis Saint-Pétersbourg jusqu'à Mexico, récolté toutes les couleurs de rubans, il a donné sa démission, il s'est marié, il engraisse et ne s'occupe plus que du conseil municipal, des chemins vicinaux et de la mercuriale du marché voisin.

La démission de son ancien ministre lui causa cependant une vive émotion.

— Tu le connaissais donc? lui demandai-je.

— Comment! si je le connaissais! C'est lui qui m'avait nommé attaché libre à Pétersbourg, et plus tard attaché payé, ce qu'on appelle maintenant secrétaire de troisième classe.

— Il a dû en nommer bien d'autres pendant les neuf ou dix années qu'il a passées au ministère

— Oui, mais je l'ai connu plus intimement en 1855, à mon retour de Chine, où j'avais accompagné M. de Bourboulon.

J'arrivai en France au mois de septembre. M. Drouyn de Lhuys avait quitté le ministère depuis le mois de mai. Comme je lui devais mon entrée dans la carrière et l'avancement que j'y avais obtenu, je crus pouvoir profiter de ce qu'il n'était pas ministre pour aller lui présenter mes remerciements.

Il s'était retiré dans une petite maison de campagne, sur les bords de la Bièvre, au hameau d'Amblainvilliers.

Je pris le chemin de fer d'Orsay jusqu'à la station de Palaiseau. Une demi-heure après, je sonnais à une petite grille de modeste apparence. Un domestique vint m'ouvrir, et j'aperçus mon ancien ministre à une vingtaine de pas dans le jardin.

Je ne l'avais jamais vu auparavant que dans le grand salon de réception de l'hôtel du boulevard des Capucines ou dans quelques soirées de ministère et d'ambassade. Tu te rappelles quels étaient alors son grand air, la distinction de sa tournure et l'élégance de son maintien. À Amblainvilliers, j'avais devant moi un brave propriétaire campagnard, coiffé d'un large chapeau mou, vêtu d'une redingote grossière, et qui, debout, le pantalon relevé au-dessus des chevilles, car le sol était boueux, tenait à la main une terrine remplie de pâtée qu'il distribuait à de jeunes poulets en criant:

— Petits, petits, petits! avec une voix qu'eût enviée une fermière normande.

Je n'osais avancer, craignant d'être indiscret en le surprenant au milieu de ces soins rustiques mais il m'avait aperçu, et je vois encore son bienveillant et franc sourire lorsqu'il s'avança au-devant de moi, tenant toujours la terrine à la main, et suivi de toute la gent emplumée.

— Eh! bonjour, cher monsieur, me dit-il, comme c'est aimable à vous de vous être souvenu d'un paysan de la Bièvre. Pardonnez de ne pas vous tendre la main dans l'état où je suis, mais si vous voulez entrer au salon, je vais vous y rejoindre; à moins, ajouta-t-il, que vous ne préfériez assister avec moi au repas de cette petite famille.

On pense que je restai. Il y avait parmi les hôtes de la basse-cour un petit coq pattu qui se jetait avec avidité sur les plus gros morceaux; mais ce n'était pas pour les manger; dès qu'il en tenait un il courait le porter, tantôt à une poule, tantôt à une autre ce spectacle intéressait vivement le diplomate.

— Voyez, me disait-il à chaque moment, comme ce petit coq est bon et généreux.

Et moi, pendant ce temps, je contemplais cet homme qui, il y avait à peine quelques mois, tenait entre ses mains tous les fils de la question d'Orient, qui avait si bien préparé la paix qui allait se signer, qui partout, à Londres, à Vienne, à Pétersbourg avait laissé de si brillants souvenirs, une si grande réputation de droiture et d'habileté, et qui s'amusait gravement et sérieusement à donner la pâtée à une jeune couvée.

Mon étonnement fut au moins aussi grand quand, une demi-heure plus tard, une charrette, une vraie charrette de paysan, trainée par un petit cheval blanc vint s'arrêter devant le perron, et qu'une jeune femme, vêtue d'une robe d'indienne et coiffée d'un grand chapeau de paille en sauta lestement.

La jeune femme était une de celles dont on a le plus souvent et le plus justement célébré la grâce et l'élégance, celle dont les toilettes étaient citées comme des oracles de bon goût. Elle venait de visiter une pauvre femme du hameau et elle avait des sabots.

Elles sont beaucoup moins rares qu'on ne le pense, ces gracieuses figures féminines, dont les journaux publient les toilettes éblouissantes, les costumes étincelants, dont les chronique racontent les succès mondains, mais dont l'active charité et les vertus domestiques sont ignorées quand elles ne sont pas calomniées.

J'étais, en ce qui me concerne, confondu d'une telle simplicité. Il faut dire que dans ce temps j'étais jeune et superbe je croyais qu'un diplomate savait toujours se faire remarquer par la coupe de ses habits, le nœud de sa cravate et l'irréprochable vernis de ses bottes. Je ne trouvais rien de plus enviable que d'avoir un frac brodé pour les galas de la cour, quelques morceaux de ruban jaune ou vert à la boutonnière, et quand un prince m'avait dit bonjour en m'appelant par mon nom, l'orgueil me montait par bouffées à la tête pendant plus de huit jours.

Je retrouvai toutefois bientôt l'homme d'État, quand une heure après, rentré dans son cabinet, M. Drouyn de Lhuys m'interrogea sur la Chine, sur sa politique, son commerce, ses ressources, son avenir; lorsqu'il discuta mes opinions il m'admit à discuter les siennes; je retrouvai le soir l'homme du monde dans la manière dont il faisait les honneurs de son modeste ermitage à un prince étranger, à plusieurs ambassadeurs et à quelques membres du corps diplomatique français, qui étaient venus en visite à Amblainvilliers. Pour beaucoup de nos agents les plus élevés en grade, M. Drouyn de Lhuys, même dans la retraite, était toujours le chef de ce que nous appelions la carrière, c'est-à-dire de tous ceux qui font régulièrement leur chemin dans la diplomatie, qui y débutent dans les plus modestes fonctions, pour s'élever ensuite et par avancement hiérarchique jusqu'aux plus élevées, de ceux qui depuis plusieurs générations continuent les traditions de ce corps diplomatique et consulaire français, célèbre à juste titre dans le monde entier.

M. Drouyn de Lhuys y avait successivement occupé tous les grades depuis celui de simple attaché. Il connaissait tous les agents, et nous étions bien sûrs quand un de nos directeurs lui proposait pour l'un de nous un avancement hiérarchique et mérité, qu'il ne répondait pas comme un de ses prédécesseurs: “Proposez-moi donc quelqu'un que je connaisse.”

Je suis retourné souvent depuis ce jour-là à Amblainvilliers. C'est là que j'ai appris à aimer la vie simple et facile de la campagne. C'est là que j'ai appris à honorer l'agriculture et à penser qu'il vaut mieux cultiver son champ, quand on a le bonheur d'en posséder un assez grand pour vous nourrir vous et les vôtres, que de faire un médiocre employé ou un mauvais avocat.

— J'ai, continua mon ami, une modeste fortune, des terres que je fais valoir moi-même. J'élève mes enfants au grand air et dans des habitudes d'hygiène et d'exercice qui les rendront forts et bien portants. Je fais un peu de bien quand j'en trouve l'occasion je suis heureux ainsi et je tâche de pratiquer le plus possible cette maxime, que répétait souvent M. Drouyn de Lhuys et qui était la règle de sa vie: transire benefaciendo.“

Un attaché d'ambassade.

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