Corpus Essonnien

Histoire et patrimoine du département de l'Essonne

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Alexandre Zévaès1931

Autour de Guy de Maupassant: "Une Fille" et le Parquet d'Étampes


  • Avertissement (2024)
    • Alexandre Zévaès avait publié en 1924 une étude sur Les procès littéraires au XIXe siècle, où faisait défaut toute mention du procès qui avait été intenté à Étampes contre Guy de Maupassant en 1880 à l'occasion de la republication de son poème Au bord de l'eau alias Une Fille. C'est que la documentation faisait alors défaut en la matière. Cette lacune fut réparée dans un article qu'il publia dans les Nouvelles Littéraires du 25 avril 1931. Cette étude fut rééditée peu après en deux parties par L'Abeille d'Étampes, dans ses numéros des 2 et 16 mai de la même année. — B.G., 2024.

  • Une Fille et le Parquet d'Étampes
  • par Alexandre Zévaès1).

  • Le dossier du procès intenté à Guy de Maupassant vient d'être retrouvé.
  • Car, durant plusieurs années, il fut égaré.
  • Il y a quelque trois ou quatre ans, nous avions vainement tenté de le consulter. Le Procureur général le fit rechercher. Les recherches demeurèrent infructueuses et ce haut magistrat voulait bien nous en aviser en ces termes:
  • “Le dossier de la procédure suivie en 1880 par le Parquet d'Étampes contre Guy de Maupassant n'a pas été retrouvé dans les liasses versées aux archives départementales. En raison de leur masse considérable, les papiers versée depuis le mois de novembre 1926 par les tribunaux, les sous-préfectures et les administrations de l'Enregistrement et des Forêts, sont loin d'être classés. Il a fallu reprendre un a tous les paquets provenant d'Étampes et l'on a pu ainsi reconstituer quatre liasses trimestrielles d'affaires jugées en 1880 par le Tribunal correctionnel d'Étampes et une cinquième liasse de dossiers concernant des procédures de la même année, terminées par une ordonnance de non-lieu. Le numérotage des dossiers a permis de constater l'absence de quatorze procédures dont deux (les numéros 27 et 28) se rapportent au premier trimestre. Les registres d'ordre n'ayant pas été remis aux archives départementales, il n'a pas été possible de vérifier si l'un des dossiers en déficit était celui de l'affaire Guy de Maupassant.”
  • Or, c'est au cours du premier trimestre 1880 que des poursuites avaient été intentées à Maupassant. Quant aux registres d'ordre, dont il est question dans la communication de M. le Procureur général, une réponse ultérieure de M. le Procureur de la République d'Étampes nous informait qu'ils étaient introuvables et qu'ils “avaient été vraisemblablement détruits depuis une époque inconnue”.
  • On pouvait donc, dès lors, considérer que, comme celui de l'affaire Fualdes, le dossier de l'affaire Maupassant était à jamais perdu. Mais telle est la vertu de l'administration française qu'avec elle il ne faut jamais désespérer. Une agréable surprise nous était réservée. Le distingué chef des Archives du département de Seine-et-Oise nous apprenait, il y a quelques jours, que le dossier recherché depuis trois ans venait enfin d'être retrouvé au cours du classement des archives de tribunaux.
  • Nous l'avons aussitôt consulté et il nous est maintenant aisé de suivre avec précision les péripéties de l'aventure judiciaire arrivée à l'écrivain.

  • Que d'inexactitudes, que de légendes jusqu'à présent rapportées sur ces poursuites!
  • Dans son article de La Grande Encyclopédie sur Maupassant, Jules Huret s'exprime ainsi: “Son premier recueil, Des Vers, eut le sort de Madame Bovary et fut un instant poursuivi par le Parquet d'Étampes.” Or, au moment des poursuites, ledit recueil n'avait pas encore paru.
  • Au surplus, édité à Paris, le livre n'aurait pu être poursuivi que sur l'initiative du Parquet de la Seine.
  • “Un jour — écrit dans ses Souvenirs sur Maupassant le baron Albert Lumbroso — le Parquet d'Étampes, en veine de rigorisme, fit saisir un journal qui avait reproduit une nouvelle de Maupassant, alors tout jeune, nouvelle qui avait paru dans le Gil Blas.” Mais non, mais non: a) il s'agit, non d'une nouvelle, mais d'un poëme; b) le journal, qui était une revue mensuelle, fut, non pas saisi, mais seulement inquiété; c) au moment de l'inculpation, Maupassant n'était pas encore le collaborateur du Gil Blas.
  • M. Édouard Maynial, dans son ouvrage, par ailleurs si intéressant, sur La Vie et l'Œuvre de Maupassant, s'abrite derrière l'autorité de Flaubert pour narrer l'histoire suivante:
  • “La revue d'Henry Allis s'imprimait à Étampes. L'imprimeur, nommé Allieu, était en même temps le propriétaire d'un petit journal local. Quand La Revue moderne et naturaliste eut disparu, comme il convient à une revue d'avant-garde, l'imprimeur songea à en utiliser les dépouilles au profit de son journal. Aussi imprima-t-il sans scrupules, non Le Mur, tel qu'il avait déjà été publié, mais précisément les fragments supprimés qui avaient été composés à son imprimerie, et qui lui avaient été laissés pour compte. De plus, et afin qu'on ne se méprît pas sur ses intentions, il joignit à la pièce une petite note explicative en italique, dans laquelle il soulignait le caractère du morceau et souhaitait un procès à l'auteur. Le Parquet d'Étampes ne se le fit pas dire deux fois et, en février 1880, des poursuites judiciaires furent décidées contre Guy de Maupassant, pour outrages aux mœurs et à la morale publique.2)
  • Pour être amusante, l'anecdote n'en contient pas moins autant d'erreurs que d'allégations: “a) la pièce de vers incriminée par le Parquet n'est pas Le Mur, qui ne parut que plus tard, mais Une Fille; b) les noms propres sont inexactement reproduits: Henry Allis, au lieu de Harry Alis; Allieu, au lieu de Allien; c) lors des poursuites, La Revue moderne et naturaliste n'a point succombé, elle doit vivre encore près d'un an; d) enfin, le journal local de l'imprimeur, qui n'est autre que L'Abeille d'Étampes, se garde bien de reproduire le moindre alexandrin de Maupassant et de publier la plus petite note provocatrice à l'adresse du Parquet; quand les poursuites seront engagées, il ne les mentionnera même pas.

  • En fait, Guy de Maupassant est poursuivi pour une pièce de vers qui est intitulée Une Fille et publiée par La Revue moderne et naturaliste, dans son numéro du 1er novembre 1879. Cette pièce, qui, avec quelques modifications, avait déjà été insérée en 1876 dans La République des Lettres, de Catulle Mendès, sous la signature de Guy de Valmont, est ce qui est recueillie dans le volume Des Vers, sous le titre: Au bord de l'eau.
  • La Revue moderne et naturaliste a été fondée en 1878 par Harry Alis. De son nom patronymique Jules-Hippolyte Percher, Harry Alis appartient à la jeune génération de romanciers qui, au lendemain de L'Assommoir et de Nana, avec Robert Caze, Huysmans, Louis Desprez, Henry Céard, Henry Fèvre, Lucien Descaves, Tabarant, etc., bataille hardiment sous la bannière naturaliste et malmène sans trêve la génération finissante des Octave Feuillet, des Jules Sandeau et des Cherbuliez. Plusieurs livres d'Alis se distinguent par leurs sérieuses qualités d'observation et de style: Revers de la médaille, Pas de chance, surtout Petite Ville. Il devait succomber prématurément, tué en duel par Le Châtelier, à la suite d'une polémique sur des questions d'ordre colonial.
  • À la Revue moderne et naturaliste, collaborent régulièrement: Paul Bourget, Léon Cladel, J.-K. Huysmans, Maurice Rollinat, Clovis Hugues, Félicien Champsaur, etc. Elle s'imprime à Étampes, chez Allien, qui à sa qualité d'imprimeur ajoute la fonction de gérant. Elle a un tirage régulier de 500 exemplaires; ce détail est fourni par Allien, lors d'un de ses interrogatoires. Et c'est parce qu'elle sort des presses, d'une imprimerie d'Étampes, que le tribunal de cette ville est compétent pour connaître des délits perpétrés dans ses pages.
  • La Revue moderne et naturaliste (est-ce l'effet de son titre?) appelle rapidement l'attention vigilante de l'administration. Dès le 18 mai 1879, le sous-préfet d'Étampes, agissant au nom du préfet de Seine-et-Oise, signale par lettre au Procureur de la République les passages contenus dans les pages 232 et 233 du numéro de mai. Ce sont des passages de la nouvelle connue de Paul Alexis: Les Femmes du père Lefèvre. Néanmoins. le Parquet ne croit pas devoir poursuivre, cette fois.


  • En décembre 1879, le sous-préfet revient à la charge. Il signale au Procureur d'Étampes deux articles qui lui paraissent outrager la morale publique et religieuse, savoir: une pièce de vers signée Guy de Maupassant et une nouvelle intitulée Adnia et due à un jeune littérateur de nationalité américaine, Defenthy Wright. Avant d'agir, le Procureur d'Étampes, fonctionnaire docile, sollicite respectueusement l'avis de son chef hiérarchique, le Procureur général près la Cour de Paris, M. Dauphin. Celui-ci ordonne l'ouverture de l'instruction et ajoute: “Je vous prie, en même temps, de suivre cette revue, sur laquelle notre attention a déjà été appelée par M. le Préfet de Seine-et-Oise, et de me signaler avec soin les numéros qui vous paraîtraient contenir des articles délictueux.”
  • Ah! le compte des rédacteurs de la Revue moderne et naturaliste est bon.
  • Allien, gérant, est sur place. Il est facilement convoqué et promptement interrogé. Interrogatoire de pure forme.
  • Mais les auteurs des articles incriminés habitent Paris.
  • L'auteur américain est indiqué comme domicilié hôtel d'Alsace, avenue Victoria.
  • Vérification faite, il n'y a pas, avenue Victoria, d'hôtel qui porte ce nom. On recherche Defenthy Wright d'hôtel en hôtel, de rue en rue. En vain. Une note épinglée au dossier signale que, atteint de spleen, il a vogué vers d'autres cieux.
  • Me Charles-Ferdinand Mosnier, huissier, est chargé de délivrer à Maupassant, domicilié 19, rue Clauzel, une citation à se rendre le vendredi 9 janvier 1880, à une heure de l'après-midi, dans le cabinet du juge d'instruction d'Étampes. Mais la citation contient une erreur de numéro et la concierge du 19 déclare à l'huissier “ne pas connaître le susnommé”. On met alors en branle M. J.-Marie Dulac, commissaire aux délégations judiciaires. Celui-ci réussit à découvrit le délinquant dans la maison voisine: “Constatons, écrit-il dans son procès-verbal, que des recherches faites et des renseignements recueillis par nous, il résulte que le sieur Guy de Maupassant demeure a Paris, 17, rue Clauzel, et est présent à cette adresse.”

  • Dès lors, le sieur Guy de Maupassant reçoit, à sa bonne adresse, une citation nouvelle, et le voici, le 14 février 1880, au Palais de Justice d'Étampes, en face de M. Tissier, juge d'instruction, et de son greffier.
  • Un peu trapu, figure rougeaude, la moustache brune et forte, de petits yeux noirs scrutateurs, il donne l'impression du gars vigoureux, et l'on sait déjà que sa robustesse lui vaut de nombreuses victoires. Mais là, dans ce cabinet d'instruction, comme il se sent penaud! comme il est troublé et inquiet! Oh! il n'est point de ceux qui se réjouissent d'une poursuite judiciaire et attendent d'elle un lancement rapide et fructueux. Il craint pour son emploi et tremble à l'idée d'une condamnation. Aussi, loin de revendiquer avec hauteur la liberté souveraine de l'écrivain et les droits imprescriptibles de l'art, il se défend de son mieux, il s'efforce de se disculper!
  • Il commence par décliner ses nom, prénoms, âge et domicile: Henry-René-Albert-Guy de Maupassant, âgé de 29 ans; né le 6 avril 1850, à Tourville-sur-Arques (arrondissement de Dieppe, Seine-Inférieure); fils de Gustave-François Albert et de Laure-Andrée-Geneviève Le Poidevin; secrétaire du chef du secrétariat au ministère de l'Instruction publique; célibataire.
  • Vous êtes inculpé, déclare le juge, d'avoir à Étampes, en 1879, commis le délit d'outrages à la morale publique et religieuse et aux bonnes mœurs, en faisant publier sous votre nom une poésie intitulée Une Fille.
  • Cette pièce de vers est bien de moi. Je l'ai publiée en 1876, dans La République des Lettres, sous mon pseudonyme de Guy de Valmont. Plusieurs journaux en ont alors rendu compte et indiqué que j'en étais l'auteur. Je crois me rappeler que M. Émile Zola en a fait mention dans un article sur les poëtes contemporains, qui a paru l'an dernier, dans le Voltaire. Je n'ai jamais autorisé sa reproduction dans La Revue moderne et naturaliste, et c'est sans mon assentiment qu'elle a eu lieu. Voici, je suppose, ce qui a dû se passer: M. Champsaur, secrétaire de rédaction de cette revue, m'a demandé divers renseignements pour un article biographique qu'il se proposait de me consacrer dans le Figaro et qui, effectivement, a paru depuis. Je lui ai envoyé diverses œuvres de moi notamment la poésie publiée par La République des Lettres. Il aura eu l'idée d'utiliser cette dernière pour La Revue moderne et naturaliste, en la faisant suivre de mon véritable nom, puisque, depuis, j'ai renoncé à mon pseudonyme de Guy de Valmont.
  • Que vaut cette explication? Elle paraît laisser le juge d'instruction un peu sceptique et il ne peut s'empêcher de faire remarquer à l'inculpé que, outre les vers incriminés, La Revue moderne et naturaliste vient, dans un numéro tout récent, celui du 1er février 1880, de donner de lui une autre poésie: Le Mur.
  • Et Maupassant de répondre sur ce point:
  • — Quelques jours après l'article qu'il a publié sur moi dans le Figaro, M. Champsaur m'a écrit pour me demander une pièce de vers qui serait insérée dans une revue dont il était le secrétaire. Il ne m'a pas désigné la revue. C'est alors que je lui ai envoyé le poëme intitulé Le Mur; mais j'ignorais même l'existence de La Revue moderne et naturaliste (sic).
  • Guy de Maupassant sort du cabinet du juge encore moins rassuré qu'il ne l'était en y entrant.
  • Aussi décide-t-il de mettre en œuvre toutes les influences possibles pour arranger l'affaire. Il fait part de ses ennuis à Gustave Flaubert qui, depuis plusieurs années, le protège et l'encourage dans la carrière littéraire. L'auteur de L'Éducation sentimentale lui recommande d'aller voir de sa part le sénateur, Laurent Pichat, M. de Maze. conseiller à la Cour, Mme Juliette Adam, M. Simonot, qui pourra intervenir auprès de Wilson, gendre de Jules Grévy, etc.
  • Flaubert lui-même se déchaîne dans une lettre au Gaulois: “À quoi sommes-nous obligés, maintenant? Que faut-il écrire? Dans quelle Béotie vivons-nous?… J'en suffoque. Les gouvernements ont beau changer, monarchie, empire, république, peu importe, l'esthétique officielle ne change pas. De par la vertu de leur place, les administrateurs et les magistrats ont le monopole du goût; exemple: les considérants de mon acquittement. Ils savent comment on doit écrire, leur rhétorique est infaillible et ils possèdent les moyens de vous en convaincre… On montait vers l'Olympe, la face inondée de rayons, le cœur plein d'espoir, aspirant au beau, au divin, à demi dans le ciel déjà; une patte de garde-chiourme vous ravale dans l'égout!… La terre a des limites, mais la bêtise humaine est infinie”.
  • Dans un article de l'Événement, Aurélien Scholl, prince de la chronique et roi du boulevard, intervient en faveur de l'inculpé: “La police qui doit arrêter Guy de Maupassant pour le conduire à Étampes sera bien mieux employée à rechercher l'assassin de Marie Fellerath, du garçon épicier de Vincennes et de bien d'autres qui n'écrivent pas dans la Revue moderne”.
  • Est-ce le résultat de ces diverses interventions?
  • Le parquet d'Étampes s'est-il aperçu à temps de la bévue qu'il allait commettre?
  • A-t-il, après deux mois de procédure, estimé que le délit n'était pas suffisamment caractérisé?
  • Toujours est-il qu'il envisage un non-lieu.
  • Mais, ici encore, le procureur de la République d'Étampes sollicite le sentiment de son procureur général. Celui-ci acquiesce et lui écrit, le 26 février 1880: “J'approuve les conclusions du rapport que vous m'avez adressé au sujet de la procédure instruite contre la Revue moderne et naturaliste et je vous invite à régler cette procédure en requérant une ordonnance de non-lieu”.
  • Le lendemain, le non-lieu est signé.
  • Six semaines plus tard paraîtra Boule de suif et, du jour au lendemain, Guy de Maupassant sera un homme célèbre qui ne craindra plus la perte de son emploi.
  • Alexandre Zévaès.

Édition originale

Réédition dans l'Abeille

Bibliographie

  • Alexandre Zévaès, Les Procès littéraires au XIXe siècle (278 p.), Paris, Perrin et Cie, 1924.
    • Rééditions: Paris, Maurice Rollinat, 1933; La Celle-Saint-Cloud, Douin, 2021.
1)
Dans sa réédition du mois suivant, L'Abeille d'Étampes fait précéder ce titre de cette introduction: “Le journal hebdomadaire Les Nouvelles Littérai­res, 146, rue Montmartre, Paris, publie dans son numéro du 25 avril, l'article suivant qui fixe un point d'histoire judiciaire étampoise et en même temps un épisode de la vie de notre imprimerie.”
2)
Dans sa réédition de ce travail, L'Abeille d'Étampes ajoute cette note à la mémoire de son ancien directeur: “C'était bien mal connaître M. Allien qui était plus une véritable providence pour les débutants dans la carrière littéraire, à l'époque où s'imprimait la Revue Moderne et naturaliste.”
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