Corpus Essonnien

Histoire et patrimoine du département de l'Essonne

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hn:m.schumann.1947a

Maurice Schumann — 1947

Allô! Paris...

  • Article publié dans le journal L'Aube à l'occasion du troisième anniversaire de la Libération de Paris. Ce journal d'inspiration chrétienne et démocrate, qui parut de 1932 à 1951, devint après la Libération comme l'organe officiel du MRP, Mouvement Républicain Populaire, parti politique lui-même fondé en 1944 et présidé par Maurice Schumann de 1944 à 1949. Schumann exerça aussi la direction politique de L'Aube de 1944 à 1952. — (B.G., 2024)

Transcription

  • La vraie trahison est de suivre le monde comme il va et d'employer l'esprit à le justifier. Je ne sais plus de quel maître j'ai tiré cette maxime. Mais, deux fois dans ma vie, je me la suis récitée comme une litanie. La première fois, sur le bateau polonais qui se glissait entre les mines pour nous conduire jusqu'à la voix du Dix-Huit Juin: un haut-parleur venait de nous apprendre la signature d'un certain armistice, dont nous voulions ignorer les termes et détester le nom: qu'aurions-nous fait de notre cœur si nous l'avions laissé, comme il le demandait, stimuler notre esprit à contredire le monde?
  • En juin 1940, cette démarche de la pensée était noble et naturelle. En août 1944, elle ne pouvait manquer d'avoir quelque chose d'artificiel et de stupide. Pourtant, au matin du Dix-Neuf, quand nous avons senti que nous volions vers Paris, que Paris se dressait vers nous, et que ce double élan menait au rendez-vous de l'Étoile, nous avons eu peur de notre joie, peur de nos larmes, peur des triomphes précaires et faciles du bonheur. La maxime du premier exil prit alors sa revanche. Elle voulut nous sauver de la liesse comme elle nous avait sauvé de l'abîme. Et la crainte de “suivre le monde comme il va” nous mit en défiance contre les portes du paradis.
  • Hélas! — ou peut-être Dieu merci! — le paradis fut bientôt le plus fort. C'est qu'il se présenta d'abord sous les couleurs étranges que nos rêves n'avaient pas prévues.
  • Après une lourde nuit traversée par des pluies chaudes, nous avions, à l'aube, pénétré dans Étampes. Une fois encore, nous avions vu la joie pousser sur le malheur, la liberté sur la colère, et les drapeaux sur les ruines. À la gare, qui venait à peine d'être délivrée, un cheminot se dérobait à l'enthousiasme. Il n'en fallut pas plus pour qu'il attirât mon regard. Sans perdre un instant, et les yeux contre terre, il vaquait à ses affaires. Or quelles peuvent être les affaires d'un uniforme de la S.N.C.F. en un temps où les chemins de fer ne marchent pas? Je le suivis. Je le vis s'asseoir, avec la gravité d'un chef de bataillon à l'heure où la victoire se dessine, appuyer un coude sur une étagère, décrocher un récepteur poussiéreux, lancer vers nous un regard furtif et déjà triomphant. Après quoi, d'une voix impatiente mais naturelle, presque administrative, il dit: “Allô! Paris…”, puis répéta deux fois, et chaque fois plus lentement: “Allô! Paris…”, non pas pour son interlocuteur, qui l'avait parfaitement compris, mais pour nous, qui n'en croyions nos oreilles ni notre cœur.
  • Quand j'avais dix ans et, que mon père voulut bien me mener an spectacle, je ne concevais pas ce que pouvait être un théâtre. Le mot lui-même était, pour mes oreilles, le prétexte sonore d'un rêve d'enfant. Aussi, quand le rideau se leva sur des fées dansantes et chantantes, que les grandes personnes voyaient et entendaient comme moi, mon cœur s'arrêta de battre, parce qu'on m'avait volé mou univers. Dans la gare d'Étampes, il s'arrêta de battre pour la seconde fois, parce qu'on m'avait rendu mon univers. La troisième fois sera la bonne.
  • À l'âge de neuf ans, juché sur un fauteuil d'orchestre du Trianon-Lyrique, je ne repris mes esprits qu'à la deuxième scène du “Petit Duc”. De même, la scène unique d'Étampes est, dans ma mémoire, coupée par un trou béant. Elle reprend a l'instant où je tiens moi-même l'appareil, et où j'entends la voix de Paris, calme, aiguë, maîtresse d'elle-même comme du destin, dicter ce message improvisé: “Allô! Allô! L'insurrection est déclenchée… Allô! Allô! Il paraît que les premiers journaux de la Résistance sont sortis au grand jour. Rappelez-moi tout à l'heure! Je vous donnerai confirmation… Allô! Allô! Division Leclerc, mettez les bouchées doubles! Arrivez vite, ou a be­soin de vous!… Allô! Allô! Ici, gare d'Austerlitz. Voulez-vous prévenir l'état-major allié qu'il y a des chars “Tigres” devant la gare de Juvisy? Combien ? Je ne sais pas. Attendez!…” Alors, un second miracle sortit du pre­mier. Sous mes oreilles, la gare d'Austerlitz appela la gare de Juvisy. Et je ne perdis pas un mot du dialogue: “Juvisy, nous avons Étampes à l'appareil. Ils sont délivrés depuis cinq mi­nutes. Donnez-moi Le signalement exact de vos “Tigres” et le nombre. Étampes préviendra le commandement.” — “Ne bougez pas, Austerlitz, je reviens.” — “Bon!” Il me sembla voir le camarade de Juvisy se lever d'un air négligent, aller jusqu’à la fenêtre, soulever le rideau, regarder les chars ennemis, les comp­ter, revenir, crier: “Sept! Et ce sont bien de gros “Tigres”.
  • — “Merci ! Allô! Étampes? Ici, Austerlitz! Vous avez en­tendu?” Je répondis: “Oui”, sans même ajouter: “À bien­tôt!” Ainsi se termina la conversation triangulaire entre une ville délivrée, une ville encore occupée et un morceau de la capitale libéré par lui-même. Connaissez-vous le mot de saint Simon sur Lauzun: “On n'ose rêver comme il a vécu”?
  • Dès lors, je l'avoue, j'acceptai de vivre mon rêve et de “suivre le monde comme il va”. Comme il ne va qu'une fois dans la vie d'un homme, et jamais dans la vie de la plupart des hommes. Mais je les plains, désormais, ces milliards de vivants, qui sont devenus des morts sans avoir vu la poésie célébrer son mariage avec la vie, et sans avoir pu croire — comme le croyait Giraudoux — que “nos êtres les plus fabuleux sont nos héros les plus réels”.
  • Pour moi, le dégoût, la lassitude et la tristesse ont, à tout jamais, cessé de me gagner. Dés qu'ils élèvent le ton, tout au fond de moi-même, la voix d'Auster­litz couvre leur voix: “Allô! Paris… me dit-elle. De quoi te plains-tu? Tu n'avais qu'à mourir au plus tard le 25 août 1944.”

Publication originale dans L'Aube des 24-25 août 1947

Reprise partielle par La Croix du 26 août

Bibliographie

  • Maurice Schumann, “Allô! Paris…”, L'Aube 18/3296 (24-25 août 1947) 1 et 3.
  • La Croix 68/19602 (26 août 1947) 4.
hn/m.schumann.1947a.txt · Dernière modification: 2024/08/25 02:16 de bg