Corpus Essonnien

Histoire et patrimoine du département de l'Essonne

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Ève (v.1146-1210)

Notule

  • Ève, belle-sœur de sa devancière Clémence Le Loup, d'abord simple religieuse professe de l'abbaye Notre-Dame d'Yerres, en fut la troisième abbesse, de 1180 à 1210.

Notice de l'abbé Alliot

  • Chapitre III. — Ève (1180-1210)
    • Élection et bénédiction de l'abbesse. — Bulle d'Alexandre III. — Yerres et Gif séparent leurs intérêts. — Les acquisitions. — Nouveaux bienfaiteurs. — Changements dans l'ordinaire des moniales. — Suppression des groupes isolés. — Les traditions bénédictines. — Les arts à l'abbaye. — Les évêques de Paris et les archevêques de Sens. — Prospérité. — Querelles et difficultés. — Les défrichements. — Efforts faits pour limiter le recrutement. — Jean de Corbeil; sa postérité; ses aumônes. — Mort de l'abbesse.
  • La succession de Clémence le Loup échut à une religieuse nommée Ève, professe à l'abbaye depuis un certain nombre d'années et âgée de trente-quatre ans. Elle était alliée à la famille de ses deux devancières; car, comme nous l'avons dit, Hugues le Loup, frère de Clémence, avait épousé une femme nommée Adeline 1). Ève était sœur d'Adeline, et par conséquent belle-sœur d'Hugues le Loup; en sorte que là encore les influences de famille ne furent sans doute pas tout |32 à fait étrangères au choix de la nouvelle titulaire. Cependant celle-ci dut en grande partie l'honneur de porter la crosse aux suffrages de ses sœurs. À cette occasion, le règlement, prescrit cinquante ans auparavant par Étienne de Senlis, fut profondément modifié; et au lieu d'appeler les abbés de Saint-Victor et de Notre-Dame du Val, désignés par les statuts, mais sans connaissance aucune des besoins de la maison, on fit voter les religieuses, sous la direction de Maurice de Sully, qui, aussitôt après l'élection, donna la bénédiction à la nouvelle abbesse.
  • Celle-ci prit immédiatement en mains la direction de la communauté. L'œuvre qu'elle y devait accomplir était assez complexe; car malgré l'activité déployée par Hildearde et Clémence, il restait beaucoup à faire, pour asseoir d'une manière stable et définitive la fondation d'Eustachie de Corbeil.
  • Ève s'empressa d'informer le pape Alexandre III de son élévation au siège abbatial et de lui demander la confirmation des biens et privilèges de l'abbaye. Le souverain Pontife lui répondit en lui accordant toutes ses demandes: Ce document, daté de Tusculum, est de l'année 1181. Il a causé une certaine confusion dans la chronologie des abbesses; car presque tous les chroniqueurs l'ont cru de 1178, et comme il est adressé à Ève, tous se sont efforcés de faire remonter sa prise de possession jusqu'à cette année-là 2).
  • Entre autres choses, la bulle pontificale nous apprend que les deux abbayes d'Yerres et de Gif se séparèrent alors d'intérêts. Pour lui permettre de vivre plus facilement, Gif reçut la ferme d'Invilliers et d'autres biens; et désormais Yerres n'aura plus besoin d'envoyer au monastère restauré, ni jeunes moniales, ni secours d'aucune nature.
  • Notre abbaye n'est donc plus dans la pénurie, puisqu'elle peut abandonner une partie de ses biens à la maison relevée par ses soins? Non; et c'est un des caractères distinctifs du gouvernement de l'abbesse Ève, qu'elle agrandit le domaine monastique autant par acquisitions que par donations. Sous sa prélature, l'aisance succède à la disette, et fasse le ciel qu'à |33 l'extrême pauvreté et au dénûment, elle n'ait pas introduit l'abondance et le bien-être, les deux hôtes les plus dangereux à introduire sous les cloîtres.
  • La nouvelle abbesse avait des ressources personnelles dont elle usa pour accroître le domaine de son monastère. En 1182, nous la voyons acheter, de ses propres deniers, une maison sise à la porte de Paris, et dont les revenus seront consacrés à acheter des pelisses pour ses sœurs 3). Déjà, tout à fait à l'origine, Jean d'Étampes avait pourvu les premières compagnes d'Hildearde, de ce manteau si précieux pour les religieuses, pendant les rigueurs de l'hiver et dans une maison entourée de perpétuels brouillards.
  • En même temps que cette acquisition, l'abbaye en fit alors une multitude d'autres, signe certain de l'aisance et de la prospérité, dont commençait à jouir la communauté.
  • Nous pouvons enregistrer la vente faite par Hugues Buisnel, chanoine de Saint-Spire à Corbeil, qui, du consentement de son frère Pierre, céda, pour 80 livres parisis, aux religieuses, tout ce qu'il possédait à Lieusaint. — Colle de trois muids de blé, à prendre chaque année à Brie-Comte-Robert, faite pour 48 livres, par Milon de Servon, qui s'entoura, pour la circonstance, des membres de sa famille et d'un grand nombre de chevaliers, ses amis et ses pleiges, parmi lesquels nous distinguons Jean et Ligier de Corbeil, André d'Ormoy, Guillaume Pasté et Arnoul, maire de Santeny. — Celle d'Hugues Courtecol, qui vendit aux religieuses toute sa terre de Chêne Coupé, contiguë aux biens que l'abbaye possédait déjà à Marbois 4). — Celle des dîmes de Mardilly, faite par Hugues d'Évry 5), et beaucoup d'autres. Toutes ces acquisitions |34 payées à beaux deniers comptants, prouvent que le monastère était alors en mesure de disposer d'une certaine quantité de numéraire.
  • Il n'y a point à s'en étonner d'ailleurs, car l'abbesse Ève connut d'aussi nombreux et d'aussi riches bienfaiteurs que ses deux devancières. Ces âmes généreuses sont légions à la fin du XIIe siècle.
  • Bornons-nous à rappeler quelques noms seulement: Guibaud de Drancy, en mettant au couvent sa fille Havise, avait donné toute sa terre aux moniales, à la réserve d'une certaine partie; ses frères, au nombre de quatre ou cinq, aussi bien que son beau-frère, ses neveux et ses nièces, ratifièrent cette donation devant l'abbesse, qui était probablement leur parente. — Élisabeth de Chevreuse, femme d'Anseau de Paris, est gravement malade; elle a deux de ses filles religieuses à l'abbaye. Pour obtenir les suffrages de la communauté après sa mort, elle lui lègue 60 sols de rente annuelle à prendre sur la prévôté de Chevreuse. Ses deux frères, Simon et Amaury, Guillaume Ferdane, Anseau de Saint-Rémi et plusieurs autres de ses parents assistent à ce testament et le ratifient 6). — Milon de Fontenay vient de consacrer à Dieu sa fille parmi les moniales, in sanctimoniales, et pour cela il leur donne sa dîme de Puiselet 7), en présence d'une douzaine de chevaliers, au nombre desquels nous voyons Godefroy et Philippe Briard. — Ce dernier ne vécut pas longtemps après cette donation, datée de 1186; car en 1190, Jameline, sa veuve, fait à l'abbaye une aumône de 60 sols de rente à prendre à Étampes, pour obtenir les suffrages des religieuses en faveur de l'âme de son mari défunt. — Un peu plus tard, Josbert Briard et sa femme, nommée Voisine, donnent aussi des dîmes à Évry, à Mardilly, et du blé à recueillir près de Chaintreau 8). — Simon de Gragi et Reine, sa femme, |35 abandonnent d'un seul coup, entre les mains d'Ève, toutes les dîmes de Gragi. — Parmi toutes les donations de ce temps-là, la plus curieuse, non à cause de son importance, mais par le nombre et la qualité des témoins, est celle de Philippe de Saint-Vrain, de sa femme Alpaïs et de leur fils Hugues, contenue dans le même acte qu'une autre d'Adam Hérons. Les uns donnent 60 sols de rente à Saint-Vrain 9), et l'autre douze deniers et tous ses droits sur une maison de Corbeil. Cette charte renferme les noms de trente à quarante témoins, parmi lesquels nous rencontrons cinq religieuses de l'abbaye: Aveline, la prieure; Rohës, la souprieure; Gibeline, la trésorière; Adeline, chantre du couvent; et deux Agnès, filles, l'une de Baudouin, et l'autre de Jean de Corbeil, la tante et la nièce, continuatrices à Yerres de l'œuvre d'Eustachie, leur ancêtre. Cette charte, datée de Paris, l'an de grâce 1189, est la première, croyons-nous, qui parle de droits de justice conférés à l'abbaye.
  • Une même préoccupation semble animer tous les bienfaiteurs de cette époque: celle d'améliorer la nourriture des religieuses et de rendre leur vie plus confortable. Aussi grand nombre d'actes exigent-ils en termes exprès, que l'aumône faite soit employée à la nourriture des sœurs, ad communem sororum refectionem, et demeure la propriété exclusive du réfectoire.
  • C'est pourquoi le bon Maurice de Sully, qui contresigne d'ordinaire tous ces actes de bienfaisance, menace des foudres de l'excommunication les audacieux et les audacieuses, coupables de détourner pour d'autres usages, les revenus de ces pieuses fondations. Si un pareil crime était commis, ajoute-t-il, l'église abbatiale cesserait à l'instant de sonner ses cloches, et on n'y pourrait plus célébrer l'office divin. C'est que la tentation était grande, en effet, surtout pour l'abbesse, de détourner une partie des revenus de la bienfaisance, afin de les employer aux besoins divers de la communauté, qu'il fallait non seulement nourrir, mais aussi vêtir, loger et abriter. Ève les connut, ces difficultés, car ce fut de son temps, et justement vers 1190, que l'abbaye compta le |36 plus grand nombre de membres. Si au chiffre des moniales du cloître on ajoute celui des religieux du prieuré, la communauté se composait d'au moins de cent cinquante personnes, sans parler des serviteurs alors assez nombreux.
  • Cette augmentation provenait en partie du système adopté par l'abbesse. Ennemie de la dissémination par petits groupes, elle avait fait rentrer au monastère les religieuses répandues dans les fermes de l'abbaye. L'accroissement de population qui en résulta la contraignit à bâtir de nouveau, et à employer en constructions presque toutes les ressources du couvent; de là les prohibitions inscrites dans les actes, touchant les aumônes destinées à la nourriture de ses religieuses.
  • Une autre conséquence de la concentration de toutes les moniales au cloître fut un changement dans la direction générale de l'abbaye.
  • Fondées sous l'empire des idées de Saint-Bernard, adonnées aux travaux agricoles, vêtues de l'habit blanc, nos religieuses seraient infailliblement, même sans le vouloir, devenues Cisterciennes ou Bernardines. Les mesures prises par l'abbesse Eve les ramenèrent à la vie et aux traditions bénédictines.
  • Les travaux agricoles leur devinrent à peu près totalement étrangers, excepté pour les terres attenant au couvent et comprises dans leur enclos; encore, même pour celles-là et pour les défrichements faits par elles dans le voisinage, un fermier, nommé Thierry, les remplaça en devenant l'hôte du cloître.
  • Cependant il fallait occuper ce nombre considérable de moniales; c'est pourquoi on multiplia les longs offices religieux, les fêtes 10), les services funéraires pour les religieuses |37 et les bienfaiteurs défunts. On s'appliqua également à développer, parmi les moniales, le goût des arts, de l'enluminure des manuscrits et de la calligraphie. Elles copièrent des bréviaires et des missels, les épitres de saint Paul et le texte de l'Évangile, dans des manuscrits splendides, qui font aujourd'hui l'ornementation de nos musées et de nos bibliothèques. Le nom de la première maîtresse ès-arts de l'abbaye d'Yerres, nous a même été conservé: elle se nommait Odeline. Elle remplit la charge de prieure au commencement du XIIIe siècle, vécut de longues années sous le cloître, ne mourut qu'à l'âge de quatre-vingts ans, après avoir illustré beaucoup de livres; et elle laissa parmi ses sœurs une mémoire justement vénérée 11).
  • La vie régulière et édifiante de nos religieuses continuait de leur attirer les sympathies tj'un grand nombre de puissants protecteurs et bienfaiteurs, parmi lesquels Maurice de Sully tient toujours la première place. Durant les trente-six ans de son long et glorieux épiscopat, le grand évêque ne cessa de témoigner une bienveillance soutenue à l'abbaye d'Yerres, dont, tout jeune clerc, il avait vu les origines. Monté sur le siège de saint Denis, après avoir assisté à son développement, il la favorisa sans cesse de sa protection éclairée, aida à son recrutement et à sa prospérité, la défendit avec persévérance dans ses difficultés, et n'écrivit pas moins de cent vingt lettres en sa faveur 12). Aussi Ève et ses filles le pleurèrent-elles, lorsque sa mort arriva le 11 septembre 1196. Le pieux prélat, de son côté, se souvînt jusqu'à la fin du cher monastère, et lui légua 40 livres parisis par son testament.
  • Eudes de Sully, son successeur, continua ses traditions de bienveillance et de protection. Comme Maurice, il favorisa les |38 donations, les aumônes, les transactions, et dans ses lettres, il appelle l'abbesse Eve, du nom à la fois si doux et si chrétien de chère fille dans le Christ.
  • Même appui et mêmes sentiments à la métropole de Sens, Michel et Pierre de Corbeil, qui s y succédèrent, se devaient à eux-mêmes, à leurs souvenirs de famille et à toute leur parenté d'être les protecteurs de l'abbaye d'Yerres, fondée par leurs ancêtres, et dont le cloître abritait plus de vingt moniales de leur sang. Ils n'y faillirent pas, et de 1194 à 1222, ils signèrent plus de cinquante lettres favorables aux intérêts du couvent.
  • Le roi, de son côté, demeurait fidèle aux traditions de son père et de son aïeul. Philippe-Auguste, comme ses deux prédécesseurs, fut l'un des bienfaiteurs d'Yerres. Il donna aux religieuses la dîme de Carbouville 13), en 1190; du blé à prendre chaque année à Chilly; fit, à Saint-Germain-en-Laye, une reconnaissance et une confirmation de leurs biens en présence de toute sa cour, et aplanit, par son autorité, plusieurs difficultés qui leur étaient suscitées. Sa mère, Adèle de Champagne, l'encourageait dans cette voie; car, ayant été appelée à gouverner le royaume, pendant les guerres entreprises contre le roi d'Angleterre, elle favorisa de tout son pouvoir les pauvres moniales d'Yerres, et donna deux où trois chartes pour défendre leurs intérêts.
  • Ceux-ci étaient toujours l'objet des préoccupations de l'abbesse. Les rentes et le domaine du couvent s'accroissaient de jour en jour. En 1194, Pierre Varlet, chevalier, seigneur de Puiselet, donne à l'abbaye toute la dîme de la paroisse. — En 1197, Godefroy d'Auvers donne celle de Valpuiseaux 14), ainsi que des droits bizarres, dont l'acquittement se faisait à des jours déterminés, par exemple: le troisième agneau des dîmes se prélevait dans la Semaine Sainte; le troisième pain, le lundi de Pâques; le troisième œuf, aux Rogations, etc. Ce fut Michel de Corbeil qui sanctionna ces deux donations.
  • Mais les années 1206 et 1207 furent plus particulièrement heureuses pour le monastère. Ève acheta de Godefroy de |39 Villepreux et de Foulques Carrels, un important et productif péage à Brunoy. Un peu plus tard, Arnoul Sarrazin et sa femme Marguerite lui vendirent vingt-trois arpents de bois à Puiselet. — Aveline de Chevannes lui légua dix-huit septiers de blé à prendre sur sa paroisse 15). — Jean de Montchevreux et Biaise de Longuesse, sa femme, lui confirmèrent 40 sols parisis de rente annuelle, légués jadis par Béatrice de Longuesse, mère de Biaise. — Enfin Simon de Montfort, du consentement d'Adelaïde, sa femme, de ses deux fils, Amaury et Guy, lui donna 60 sols parisis de rente annuelle, sur la terre de Gometz, en échange de la maison de Pommeraie avec toutes ses dépendances.
  • La possession des biens de ce monde va rarement sans amener des difficultés et des querelles. Aussi l'abbesse Ève les connût-elle les difficultés inhérentes à la fortune et aux grandes possessions. Guillaume des Barres contestait violemment à l'abbaye le bois mort, qu'elle prenait pour elle et ses fermiers, à Retolu et à Marbois, ainsi que des droits sur un moulin et une maison revendiqués par Guillaume; mais la puissante intervention de Philippe-Auguste calma la colère du chevalier et maintint les moniales dans leur jouissance.
  • Une querelle beaucoup plus grave éclata entre Ève et Ysembard, curé de Villiers-en-Beauce. Cette église avait été donnée à l'abbaye, probablement au temps de l'abbesse Clémence, par un des membres de la famille de Bouville, ou par Hugues de Toucy. L'acte de concession manquait-il de clarté? Peut-être. Toujours est-il qu'Ysembard était parvenu à se faire donner la cure par Pierre de Corbeil, archevêque de Sens, l'un des amis de l'abbaye; et cela malgré les réclamations d'Eve, qui de son côté nomma un autre curé, appelé Gilon. De là procès entre les deux titulaires. Le pape Innocent III, pour juger le différend, nomma des délégués. Ceux-ci, après avoir mûrement examiné l'affaire, maintinrent l'abbesse dans son droit de nomination à la cure. Néanmoins, comme la bonne foi de l'archevêque fut reconnue, Ysembard demeura en possession sa vie durant, et l'abbesse et son candidat durent faire |40 cesser les tracasseries journalières qu'ils suscitaient, paraît-il, au curé; des deux côtés on fut condamné à garder le silence sur le passé et à cesser les récriminations pour le présent.
  • Thibault, curé de Valpuiseaux, s'opposait à ce que le monastère prélevât tout ou partie des dîmes de sa paroisse. — Son voisin, André, curé de Puiselet-le-Marais, agissait de même. Les deux affaires furent portées presque simultanément au pied du souverain Pontife. De nouveau Innocent III nomma des arbitres, et dans les deux cas, ceux-ci décidèrent en faveur de l'abbaye, après avoir examiné les titres versés aux débats par certain frère Hugues, qualifié de procureur du monastère.
  • Toutes ces difficultés n'empêchaient point Ève de veiller avec une sollicitude admirable au gouvernement de sa fortune territoriale déjà considérable. Il nous reste dans cet ordre d'idées une pièce fort curieuse, parce qu'elle montre le soin apporté par les monastères, même par ceux de femmes, à la mise en valeur du territoire français.
  • L'abbaye possédait à Bonlieu, non loin de Pithiviers, des terrains en friches. Ève résolut de les mettre en valeur; mais comme sa maison était pauvre, disait-elle, elle ne pouvait y faire la dépense nécessaire. Pour tourner la difficulté, elle concéda ces biens à des censitaires, au nombre de vingt-trois, nommés dans la charte. Ceux-ci devaient s'engager à construire une petite maison, et à cultiver une certaine mesure de terre autour de leur habitation; ou bien planter de la vigne. Les cultivateurs paieront à l'abbaye deux sous de cens annuel par arpent, plus la dîme; et les vignerons, six sous de cens par arpent, les trois premières années, et douze sous, les années suivantes, plus la dîme. Si les censitaires le désirent, ils seront libres de transmettre leur culture à leurs héritiers sous les mêmes conditions.
  • Tout devait prospérer, ce semble, avec une aussi habile direction, et pourtant on se plaignait encore de la pauvreté. Les guerres de Philippe-Auguste avaient fait un grand nombre de veuves et d'orphelines; beaucoup allaient chercher un refuge dans les cloîtres. Celui d'Yerres était littéralement envahi. Les filles des Corbeil, des Garlande, des Chevreuse, des Briard, des le Loup y coudoyaient en grand nombre les filles |41 de tous les chevaliers de la contrée, et celles aussi de la bourgeoisie de Paris et des environs. Cette affluence inspira à l'abbesse Eve une mesure d'une très grave conséquence, elle résolut d'arrêter le recrutement dans le présent et de le limiter dans l'avenir. À sa demande, Philippe Auguste rendit une ordonnance, bientôt soumise au pape Innocent III et approuvée par lui, pour ramener les moniales au nombre de quatre-vingts. Tant que la mort ne les aurait pas réduites à ce chiffre, elles ne devaient recevoir personne au cloitre pour y prendre l'habit; et, dans la suite, elles ne pourraient pas dépasser ce nombre. Heureux temps que ceux-là! où l'on était contraint de limiter le chiffre des vocations religieuses! Mais mesure d'une gravité exceptionnelle, que celle prise par Eve; car vouloir arrêter le progrès dans les œuvres religieuses — comme dans toutes les œuvres d'ailleurs — c'est presque les forcer à décroître, c'est les acheminer à la décadence. Heureusement que, malgré toutes les sanctions dont cette ordonnance était revêtue, on n'en tînt qu'imparfaitement compte, et que, pendant presque toute la durée du XIIIe siècle, elle ne sortit jamais son effet.
  • Cette mesure fut un des derniers actes de l'administration de l'abbesse Ève, car l'ordonnance de Philippe-Auguste porte la date de 1207 et l'approbation du Pape celle de 1209.
  • Entre temps, le monastère avait reçu le testament de Jean de Corbeil 16) et sans doute recueilli sa succession. Le pieux chevalier avait sous le voile, quatre de ses filles et une de ses petites-filles, nommée Emeline. En 1208, du consentement de sa femme, Carcassone, de ses deux fils Baudouin et Milon, de ses deux filles demeurées dans le siècle. Aveline et Hélisande, il donne à l'abbaye, pour le salut de son âme, 10 livres parisis, qui devront être employées, partie pour la chapelle Saint-Nicolas, partie pour la nourriture des religieuses; plus un pressoir avec tous ses droits à Saintry 17), et 60 sols |42 de cens annuel, à prélever à Pucei (?); 60 sols de même cens à prélever à Champcueil 18) ; 60 sols à Draveil, et 20 sols à Saint-Ferréol (?). Sur cette somme considérable, on devra prendre: 20 sols pour le luminaire de la chapelle Saint-Nicolas, 20 sols pour chacune de ses filles, tant qu'elles vivront; 40 sols pour Émeline de Luny, sa petite-fille; 40 sols seront consacrés à la confection des hosties eucharistiques; et enfin on donnera un setier de blé et un muid de vin au chapelain que l'abbaye entretient à Draveil. Cette donation fut ratifiée par Pierre de Nemours, successeur d'Eudes de Sully à l'évêché de Paris. Le rigide prélat inaugurait ainsi un épiscopat qui ne devait pas être moins bienveillant pour la maison d'Yerres que celui de tous ses prédécesseurs.
  • On ne trouve plus, sous la signature d'Ève, que quelques actes moins importants, notamment un bail du moulin de Gaseran, dans lequel intervient Simon de Montfort, qualifié d'homme illustre, vir illustris; — et une donation de 15 sols de rente à prendre à Mitry, faite par Amicie, femme de Jean Briard, qui demande l'entretien d'une lampe à la chapelle Saint-Jean, l'une de celles de l'église, abbatiale.
  • Ève mourut le 13 mars 1210, et non pas 1212, comme le dit M. Mévil. Elle était âgée de 64 ans et avait porté la crosse à Yerres pendant 30 ans. Son gouvernement fut un des plus féconds et des plus importants de tous ceux qui se succédèrent à l'abbaye. Elle constitua définitivement la communauté et lui donna une personnalité. Jusqu'à elle, les religieuses avaient surtout agi par leur abbesse, et pour un certain nombre d'actes extérieurs, par les moines de Saint-Nicolas. Désormais l'association des moniales a conscience de sa force, elle use de ses droits et jouit de tous les privilèges que lui confère le droit canonique, tant pour sa vie intérieure que pour les actes du dehors. Si les religieux la représentent encore quelquefois, ce n'est plus en leur nom propre et comme faisant partie de la communauté, mais bien comme simples délégués des religieuses, comme leurs procureurs dûment autorisés. |43
  • Par son autorité, l'abbesse ramena sa maison à l'esprit et aux traditions de la vie bénédictine, en écartant les usages et les occupations de la vie cistercienne, vers laquelle les premières moniales d'Yerres inclinaient à leur insu peut-être. À partir de l'abbatiat d'Ève, la séparation entre les converses et les religieuses de chœur est sensible. Celles-ci ont des privilèges et des droits dont ne jouissent pas celles-la; l'austérité de la vie est légèrement adoucie, sans toutefois donner lieu au relâchement; le cloître est encore agrandi, le nombre des moniales augmenté et le domaine territorial considérablement accru; la régularité est plus parfaite; l'office divin est plus solennel et plus complet; les, œuvres de piété brillent de tout leur éclat; le travail des mains est toujours en honneur, bien qu'il ait un peu changé d'objet.
  • Ève se coucha dans le tombeau avant d'avoir connu la décrépitude, qui reçoit les honneurs du pouvoir sans en exercer la charge, diminue l'autorité, favorise les coteries et les injustices, et gâte en peu de temps le bien que la supérieure a fait aux jours de sa force et de sa jeunesse.
  • Les religieuses lui firent de solennelles obsèques et réglèrent qu'on célébrerait chaque année son anniversaire. Après l'office des morts, chanté en entier, on servait un repas un peu plus abondant, pour lequel la cellerière prélevait 40 sols sur les revenus du couvent.

Documents

Sources

Bibliographie

Notes

1)
Note d'Alliot — Il résulte de documents assez confus d'ailleurs, qu'Adeline, veuve d'Hugues le Loup, épousa en secondes noces Roger la Pie, — que M. Mévil nomme, on ne sait pourquoi, Roger Pique, — qui était veuf, lui aussi. Adeline, de son premier mariage, avait plusieurs enfants, entre autres, Hugues le Loup, IIe du nom, et son frère Guy. Hugues épousa la fille de son beau-père, nommée Jeanne la Pie, et Guy épousa Isabeau de Pomponne. La descendance de ces deux chevaliers fut représentée à l'abbaye par plusieurs moniales, pendant toute la durée du XIIe siècle, et cette famille demeura bienfaitrice du monastère pendant deux siècles. — La 47e charte du Cartulaire dit bien, il est vrai, que Hugues le Loup, IIe du nom, était fils de Roger, mais quand on la lit avec attention, et surtout quand on la rapproche des autres documents de la même époque, on s'aperçoit bientôt qu*il n'était que son beau-fils. C'est cette charte qui est citée dans le Gallia Christiana.
2)
Note d'Alliot — Durant son long pontificat, Alexandre III ne donna pas moins de dix lettres en faveur de notre abbaye. Celle-ci est la dernière en date, elle fut écrite quelques mois seulement avant la mort du pontife.
3)
Note d'Alliot — Vingt ans plus tard elle revendit cette maison à Eudes Arrode, bourgeois de Paris, et en 1247, au temps de Thyphaine, fille d'Arrode. cette maison portait encore le nom de maison de l'abbaye d'Yerres. Il ne faudrait cependant la confondre avec une autre plus célèbre, qui a donné son nom à la rue des Nonnains d'Yerres. — La maison achetée par Arrode porta longtemps encore le nom d'Hôtel d'Yerres. Ce fut elle sans doute qui fut vendue, en 1671, aux Augustins de Sainte-Croix de la Bretonnerie.
4)
Note d'Alliot — Marbois. — Lieu très célèbre dans les annales de l'abbaye. On l'appela longtemps Amerbois (Amaro bosco). C'est un hameau de la commune de Videlles, cant. de La Ferté-Alais, arr. d'Étampes (S.-et-O.).
5)
Note d'Alliot — Évry. — Il s'agit d'Évry-en-Brie, ou Évry-les-Châteaux. cant. de Brie-Comte-Robert. arr. de Melun (Seine-et-Marne), qu'il ne faut pas confondre |34 avec Évry-sur-Seine, arr. de Corbeil (S.-et-O.). — Mardilly est un hameau de la commune d'Évry-en-Brie.
6)
Note d'Alliot — Cette donation fut signée à Chevreuse même, dans le cloître du prieuré des Bénédictins, où se trouvait alors Maurice de Sully.
7)
Note d'AlliotPuiselet-le-Marais. — Cant. de Milly. arr. d' Étampes (S.-et-O.).
8)
Note d'AlliotChaintreau. — Hameau de la commune de Moissy-Cramayel. arr. de Melun (S.-et-M.).
9)
Note d'AlliotSaint-Vrain. — Cant. d'Arpajon, arr. de Corbeil (S.-et-O.).
10)
Note d'Alliot — Voici la liste des fêtes célébrées à l'abbaye dès cette époque: Dies festivi in quibus non laboramus: Festum Genovefæ Virginiæ; — Agnetis virginis; — Vincentii martyris; — Conversionis sancti Pauli; — Agathæ Virginiæ et martyris; — Cathedræ sancti Petri; — et Omnium Sanctorum; — et Sancti Benedicti; — et Mariæ Magdalenæ; — et Sancti Basilii; — Sancti Lupi; — Sancti Lodegarii; — Sancti Clementiæ; — Sanctæ Ceciliæ; — Sancti Nicholai; — Sanctæ Luciæ; — Marcæ Evangelistæ; — Lucæ Evangelistæ; — Sancti Laurentii martyris; — Sancti Martini episcopi; — et Georgii; — et Stephani martyris; — et Martini Bulleant (?); — Sanctæ Bathildis reginæ; — Sanctæ Katerinæ. — En tout vingt-cinq fêtes, sans compter les dimanches et les autres solennités de l'Église et du diocèse de Paris.
11)
Note d'Alliot — Nous ne pouvons résister au plaisir de citer encore l'éloge funèbre de cette artiste, écrit dans un latin si pur par une plume du XIIe siècle: “Anniversarium piœ memoriæ Odelinæ, Deo sacratæ , quondam priorissæ hujus ecclesiæ, octogesimo religionis suæ anno, mortem perdens vitam invertit, cujus cita inclita hanc ecclesiam moribus illustravit, et libris pluribus adornavit, cujus anima nostrarum orationum juvamine, coronam immarcessibilem coronatur.”
12)
Note d'Alliot — Le cartulaire de l'abbaye ne contient qu'une partie des lettres de Maurice de Sully; on en découvre encore tous les jours, soit dans des recueils spéciaux, soit dans des collections particulières.
13)
Note d'AlliotCarbouville. — Hameau de la commune d'Audeville, arr. de Pithiviers (Loiret).
14)
Note d'AlliotValpuiseaux. — Cant. de Milly, arr. d'Étampes (S.-et-O.).
15)
Note d'AlliotChevannes. — Cant. et arr. de Corbeil (S.-et-O.).
16)
Note d'Alliot — Il s'agit ici, évidemment, de Jean de Corbeil, fils de Beaudoin de Corbeil et d'Aveline, fille d'Eustachie et de Jean d'Étampes. Par conséquent, ce bienfaiteur du commencement du XIIIe siècle était le petit-fils de la fondatrice de l'abbaye.
17)
Note d'AlliotSaintry. — Cant. et arr. de Corbeil (S.-et-O.).
18)
Note d'AlliotChampcueil. — Cant. et arr. de Corbeil (S.-et-O.).
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