Corpus Essonnien

Histoire et patrimoine du département de l'Essonne

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Jeanne de Rauville (...-1495)

Notule

  • Jeanne de Rauville, religieuse de l'abbaye Notre-Dame d'Yerres, en fut la vingt-neuvième abbesse, de 1460 à 1487.

Notice de l'abbé Alliot

  • Chapitre XIV. Jeanne de Rauville (1460-1487).
    • Origine et heureux commencements de Jeanne de Rauville. — Renvoi des religieux Augustins. — Gentilshommes pauvres. — Ferme de Sénart. — Baux emphytéotiques. — Mesnil-Racoin. — Cantien Beaujon. — Procès. — La cure de Villiers en Beauce. — Jean Budé. — Prétentions sur Gif et Saint-Remy de Senlis. — Isabelle de Brindesalle. — Ses engagements en se rendant à Senlis. — Indigne conduite de Jeanne de Rauville. — Elle est chassée d'Yerres. — Sa retraite au Mesnil-Racoin. — Sa mort. — Sa sépulture. — Les enquêtes.
  • Ce fut aussi une Briarde qui prit la place laissée vacante à Yerres par Marguerite d'Orouer. Jeanne de Rauville était originaire des environs de Meaux. Elle était fille de Jean de Rauville et d'Étiennette la Tilliarde. Celle-ci, devenue veuve, vint vivre avec sa fille à l'abbaye, où elle mourut dans un âge très avancé, un peu avant 1480. Outre l'abbesse, Étiennette avait une autre fille, nommée Jeanne comme sa sœur. Mariée à un gentilhomme, appelé Simon de Mortefontaine ou Morfontaine, la seconde Jeanne eut une fille, Catherine de Mortefontaine, qui, toute jeune, fut placée sous la direction de sa tante l'abbesse à Yerres; elle s'y fit religieuse, et elle y fut bientôt rejointe par sa mère devenue veuve à son tour. La veuve Mortefontaine, par un contrat passé à l'abbaye, donna, à sa fille et à sa sœur, tous les biens venus de la succession de leur mère Étiennette. Et comme l'abbesse avait déjà hérité de la succession de son père, elle se trouva pourvue d'un avoir assez notable.
  • Avant d'être titulaire à Yerres, Jeanne de Rauville avait |153 déjà été, pendant plusieurs années, abbesse à Gif 1), où elle nous était apparue sous un jour assez favorable. Comment Marguerite d'Orouer et Jeanne de Rauville échangèrent-elles leurs crosses? Quelle raison, ou quelle révolution intérieure amena cette permutation? Il nous a été impossible de le découvrir. Ce secret, Jeanne ne le confiait pas même à ses supérieurs ecclésiastiques; et à ceux qui lui demandaient des explications sur ce sujet, elle répondait fièrement, qu'elle était abbesse d'Yerres “par la permission de Dieu”; elle invoquait parfois cette céleste origine dans les actes de son gouvernement: “Jeanne de Rauville, par la permission divine, humble abbesse de l'abbaye de Notre-Dame d'Yerres”, lisons-nous dans plusieurs contrats de 1461 et 1462.
  • Les premières mesures prises par elle étaient propres à lui concilier l'estime de ses contemporaines et les louanges de la postérité. À son arrivée à Yerres, tout était en ruines: Nihil integrum reperit, comme parle un document de l'époque. Elle vendit une maison qu'elle possédait à Paris, une autre à Saint-Fiacre, et une rente de blé à Trilpart-en-Brie, pour faire réparer son monastère. L'église abbatiale fut recouverte afin qu'on y put décemment célébrer le culte; le cloître et les lieux réguliers, où devait s'écouler la vie de ses compagnes, furent nettoyés et consolidés, car ils menaçaient ruine 2). Agnès la Clémence conserve le titre et les fonctions de prieure; c'est d'ailleurs l'ange tutélaire et le bon génie de la maison; tant qu'elle y demeurera, les secousses violentes seront amorties, et les éclats malfaisants de la colère de Jeanne seront évités. De jeunes recrues, attirées par le bon renom de la nouvelle abbesse, viennent au cloître; Jeanne Lempereur, de Brunoy; Jeanne Godin ; Marie Charlet demandent à se faire Bénédictines. Conformément à des règlements épiscopaux récemment édictés, une distinction est établie entre les novices et les religieuses professes. Jeanne règle même que désormais on passera neuf mois à la maison, avant de faire partie de la communauté. Enfin pour compléter ces sages |154 mesures et ressusciter les bonnes traditions, un homme grave est placé à la tête du personnel domestique, avec le titre de frère de l'abbaye.
  • Cependant Jeanne de Rauville ne s'entendit pas longtemps avec les religieux Augustins chapelains de sa maison; elle les remplaça par Henri Charton, curé de Champigny, qui vint demeurer à l'abbaye, y passa six ans, et fut remplacé par Pierre Morel, vicaire de Brunoy, à qui son activité permit de faire le service religieux du monastère.
  • Régler l'intérieur de sa maison n'était pas tout; l'abbesse dut s'occuper aussi du domaine abbatial; il réclamait un soin particulier et des mesures urgentes. Pour s'aider dans cette œuvre, elle fit choix d'un gentilhomme, appauvri par la guerre, nommé Fouquet de Puille, écuyer et seigneur de Sernoy, qui devint son procureur. Les rapports de ce personnage et de Jeanne de Rauville sont demeurés louches, et malgré quelques services rendus à la communauté, ce Fouquet n'y fit point une œuvre louable sans restriction.
  • Les guerres du XVe siècle avaient réduit à la misère un grand nombre de familles nobles. Les fils de ces familles s'étaient réfugiés dans le noble métier de laboureur, et recherchaient de préférence les terres monastiques, car il faisait meilleur vivre sous la crosse que partout ailleurs. De ce nombre étaient les de Boncourt, les de Hangest, les Présent de Monbelin, venus des confins de la Picardie. Tous ces nobles ruinés s'agitaient autour de Jeanne de Rauville, qui débuta par faire avec eux des contrats assez sages.
  • Les de Boncourt, établis d'abord à Tillery, avaient loué la ferme de Sénart dès 1462. En 1465, nouveau bail de la même terre, pour neuf ans; mais cette fois, c'est une association qui loue la ferme; on y voit figurer Antoine de Boncourt et ses frères, Jean Rose et Gervaise de Hangest, qui signe Hanguet. Rose, on ne sait pourquoi, cède au bout de peu de temps, son droit au sieur Présent de Monbelin. Celui-ci avait occupé un emploi assez mal défini à l'abbaye. Le malheureux Boncourt avait eu confiance en l'abbesse, s'était fié à sa parole et n'avait tiré d'elle aucune écriture. Il s'était engagé, il est vrai, “à réparer l'ostel et grange de Sénart”, |155 jusqu'à concurrence de 20 livres tournois; “les guerres de Brie” l'ont empêché de mettre son projet à exécution, mais il a bien cultivé la terre, et elle est en plein rapport. Sur ces entrefaites. Présent de Monbelin profite de son intimité avec Jeanne de Rauville, pour la pousser à chasser de Boncourt, sous prétexte qu'il n'a pas fait les réparations; en réalité pour s'y installer lui-même avec ses amis. L'abbesse qui, l'année précédente, avait substitué à son bail de neuf ans un bail emphytéotique de trois vies en faveur de l'association Boncourt-Rose-de-Hangest, cède à des conseils perfides et veut chasser Antoine de Boncourt. Mais, nouvelle complication, Présent de Monbelin, cet ami trop intime, se brouille avec l'abbesse et, pour l'importuner, trouve moyen de se substituer à Rose et à de Hangest, dans la jouissance de Sénart, si voisine de l'abbaye.
  • Cet arrangement déchaîne la fureur de Jeanne de Rauville, qui nous laisse voir pour la première fois la violence de son caractère. Elle jure “qu'elle ferait plutôt dépendre le clocher de l'église abbatiale, pour s'y pendre, que de laisser le sieur de Monbelin jouir de la terre de Sénart.” Et de plus, elle veut maintenant en chasser aussi bien les Boncourt que Monbelin redevenus alliés, pour conserver leur jouissance. On en appela à la justice; bientôt deux ou trois degrés de juridiction furent franchis, et la cause fut portée jusqu'au tribunal de Louis XI. Le roi aimait les gentilshommes, il maintint de Boncourt et consors dans la ferme, à condition d'y faire les réparations consenties. Ce n'était sans doute là qu'une décision provisoire, car le 28 mars 1468, un arrêt rendu par Girard le Coq, juge délégué à cet effet, condamna Antoine de Boncourt et Monbelin à quitter la ferme de Sénart, et en rendit la disposition à l'abbesse.
  • Cette escarmouche ne brouilla pourtant pas irrémédiablement Jeanne de Rauville et les frères de Boncourt. Ceux-ci au contraire rentrèrent dans les bonnes grâces de l'abbesse, s'installèrent dans la ferme de l'abbaye, s'y marièrent et y rétablirent leur fortune.
  • Malgré le peu de succès de son contrat de Sénart, Jeanne de Rauville a trouvé là sa voie; elle est née pour le bail emphytéotique: |156 aussi toutes les terres et possessions de l'abbaye y passent successivement.
  • Lieusaint, délaissé en 1469 par Simon de Beaucroix, est loué aussitôt pour 90 ans à Geffroy Barbette, qui n'y fit pas fortune sans doute, car Jean le Goëtre, laboureur, en obtint contrat en juillet 1481. — Carbouville en Beauce est loué le 31 août 1470 à Jean Baillart pour 97 ans; — et les terres de Jodenville et d'Hermeville baillées dans les mêmes conditions le 23 septembre 1473. — Un an plus tard. Tremblay est loué à Morice Guesdon pour trois vies. — Enfin le 21 novembre 1479, Jehan le Normant et sa femme Tifferme achètent de Jeanne de Rauville tout ce que l'abbaye possède à Plessis-les-Nonnains. — Ces divers contrats nous montrent aux côtés de l'abbesse un nouveau gentilhomme malheureux, Pierre de Ruymond, fort avant dans ses bonnes grâces, puisqu'il lui sert de procureur à défaut de Fouquet de Puille.
  • Ce ne furent pas seulement les terres et immeubles qui furent donnés par baux emphytéotiques, mais aussi les dîmes et les rentes que possédait encore çà et là l'abbaye. Tout le domaine disponible et libre y passa.
  • Une exception cependant eut lieu en faveur de la terre du Mesnil-Racoin. Jeanne de Rauville s'y ménagea un petit pied-à-terre, où pour sa honte et son déshonneur, elle vint trop fréquemment. Elle y fit la rencontre d'un médecin, dont la clientèle n'était sans doute pas bien occupante dans ce désert. Cantien Beaujon était un peu barbier, un peu dentiste, un peu devin, un peu médecin ou praticien et pardessus tout bellâtre. Comment Jeanne de Rauville se l'attacha-t-elle? L'histoire ne le dit pas; mais oublieuse avec lui de sa dignité, de sa situation, de sa profession, de ses vœux, maintes fois elle lui accorda ses faveurs, et ne lui fut jamais cruelle!
  • Après ses honteux séjours au Mesnil, elle rentrait à l'abbaye mécontente d'elle-même et des autres, s'en prenait à tous, s'irritait, menaçait et rendait à chacun la vie intolérable.
  • Quand sa colère s'en prenait aux gens du dehors, elle se traduisait en procès, et pendant qu'elle était préoccupée de ses luttes, son entourage avait un instant de répit. Que de procès n'eut-elle pas, plus ou moins justifiés ! Procès à Yerres, |157 avec Ruffin, curé de la paroisse, au sujet des dîmes, dès le 9 février 1461; — procès avec Jean Georges, successeur de Ruffin; — procès avec Ferret, vicaire à Yerres en 1468; — procès avec Pierre Morel qui, de l'abbaye, était passé au vicariat de la paroisse, après avoir exercé le ministère à Brunoy; — procès avec le curé d'Eaudeville en Beauce; — avec le prieur de Saint-Nicolas de Senlis, à cause des dîmes de Drancy; — procès avec Colin Coquillon, avec Michel James, et tant d'autres!
  • Ni la dignité, ni l'autorité de ses adversaires ne l'arrêtèrent. À la Toussaint de 1469, Jean Paradis, curé de Tilliers en Beauce, vient à mourir. Aussitôt Jeanne de Rauville, désireuse de placer son chapelain, Henri Charton, le nomme à cette cure. Mais Louis de Melun, archevêque de Sens, refuse de ratifier cette nomination; il trouve les droits invoqués par l'abbesse un peu surannés, et y nomme un autre prêtre. On allait s'engager dans un grand procès: heureusement Agnès la Clémence est encore à l'abbaye: au mois de mars 1470, accompagnée de Pierre de Ruymond et de Jean Raoulin, curé de Curgey, la bienfaisante prieure s'en va à Sens, plaide la cause de son abbesse, démontre que Mornay, Guillaume Enquetin et Guy Bonart, les trois derniers curés de Villiers, n'ont été que les simples chapelains de “Révérende Mère en Dieu Jeanne de Rauville, humble abbesse de Notre-Dame d' Yerres”. L'archevêque, qui n'avait pas de parti pris dans cette affaire, se laissa convaincre et accorda une transaction en faveur d'Henri Charton.
  • Cependant parmi les antagonistes de l'irritable abbesse, il s'en rencontra un avec lequel elle n'osa pas engager les hostilités. Jean Budé, IIe du nom, avait succédé à Dreux Budé son père, dans la seigneurie d'Yerres. Le seigneur et le couvent avaient beaucoup d'intérêts communs. Un jour, au sujet d'un bail du moulin, l'abbesse et Jean Budé se rencontrèrent, se regardèrent l'un l'autre; ils prirent réciproquement leur mesure, et évitèrent toujours dans la suite de s'attaquer.
  • Ce fut surtout avec les religieuses, ses sœurs, que les luttes de Jeanne de Rauville devinrent épiques. On a vu les prétentions de l'abbaye d'Yerres sur d'autres monastères, |158 réveillées au XVe siècle. Dans un mémoire, fort bien fait d'ailleurs et daté de 1467, l'orgueilleuse Jeanne dit tout droit qu'elle a trois prieurés sous sa direction: 1° celui de Pommeraie en Yveline; — 2° celui de Gif en Beauce; — et 3° celui de Saint-Remy de Senlis. Ainsi pour elle, ces deux dernières maisons ne sont plus des abbayes, mais de simples prieurés dans sa dépendance.
  • L'histoire ne nous a pas dit si l'abbaye d'Yerres avait conservé quelques religieuses à la Pommeraie, possession de nos moniales dès le XIIe siècle. Nous en doutons fort. — Quant au prieuré de Gif, on sait à quoi s'en tenir. Ni dans les archives de Gif, ni dans celles d'Yerres d'ailleurs, il n'existe une trace quelconque des efforts tentés par Jeanne de Rauville, pour y entremettre son autorité, une fois qu'elle eût quitté les bords de l'Yvette. Il suffit du reste de se souvenir que Marguerite d'Orouer, digne émule de Jeanne, régnait là en souveraine bien, plutôt qu'en abbesse, et qu'elle n'était pas d'humeur à incliner sa crosse devant celle de l'envahissante Jeanne de Rauville. Malgré cela des historiens mal informés, ont retardé jusqu'à cette époque la séparation des biens entre les deux abbayes, quand il est constant que cette séparation fut consommée dès la fin du XIIe siècle.
  • Pour Saint-Remy de Senlis, voici quel était l'état de la question. L'évêque Pierre avait bien donné le couvent de sa ville épiscopale à l'abbesse Hildearde, pour en faire sa propriété. Mais le pape, dans la bulle de confirmation, y avait introduit une modification importante, et n'avait imposé là comme ailleurs, que la seule obligation, pour les sœurs de Senlis, de prendre leur supérieure à Yerres, lorsqu'elles ne pourraient s'entendre pour en élire une de leur propre cloître. C'était par le fait même reconnaître à Saint-Remy le droit de choisir son abbesse.
  • La condition imposée n'était pas trop onéreuse; elle ne constituait qu'une dépendance très large, et un droit simplement honorifique pour la communauté d'Yerres. En fait les choses avaient marché sans difficulté depuis près de quatre siècles. Une seule fois ce semble, Senlis demanda une abbesse à Yerres: nous l'avons dit plus haut, ce fut au commencement |159 du XIIIe siècle; une lettre de Guérin, évêque de cette ville, l'affirme sans mentionner aucune discussion. En 1446, Huguette de Chacy a fait une démarche pour se faire attribuer la nomination de la titulaire de Saint-Remy; en 1450, il y avait eu une action judiciaire, mais les religieuses de Senlis avaient trouvé d'ardents défenseurs dans les chanoines de Saint-Rieul, leurs voisins.
  • Jeanne de Rauville ne devait pas manquer une si belle occasion de signaler son zèle. Le 14 juin 1467 elle apprend la mort de Jeanne de Hermanville ou Hallenville, abbesse de Saint-Remy. Aussitôt, sans autre forme de procès, elle y nomme, de sa propre autorité, Isabelle de Brindesalle, l'une de ses sœurs, que nous avons déjà rencontrée sous le cloître d'Yerres. Elle lui confère immédiatement tous les pouvoirs et tous les titres pour administrer Saint-Remy, sans avoir l'air de se douter, que les moniales du lieu pouvaient bien avoir aussi quelques droits. Cette nomination fut très solennelle. Faite en plein chapitre, en présence des moniales, de Pierre de Ruymond, maître ès arts, l'indispensable procureur, de Louis Labelle, de Pierre Milet et de Henri Charton, prêtres, appelés au milieu des nonnes pour la circonstance.
  • Les choses allaient bien jusque-là; mais il fallait arriver à Senlis. Isabelle partit, accompagnée de deux autres moniales, de Louis Labelle son procureur et de quelques serviteurs. Arrivée à la porte de l'abbaye de Saint-Remy, elle déclina ses titres et voulut prendre possession; mais les religieuses, soutenues par les chanoines de Saint-Rieul, l'éconduisirent, et toute la caravane, un peu confuse, se vit contrainte de revenir à Yerres.
  • Colère de Jeanne de Rauville; elle intente aussitôt un procès, qui est bientôt porté jusqu'au roi. Dès le 20 juillet, Louis XI donne une lettre sur la matière; le 29, il y a saisie de tous les biens appartenant à Saint-Remy. L'année suivante, 30 juillet 1468, sentence des requêtes du Palais, qui ordonne des enquêtes, des écritures, des citations, des productions, des appointements; puis viennent les contre-enquêtes, les témoignages, les dits et contredits…., en un mot “tous les membres du procès” que les huissiers, sergents, appariteurs, |460 enquêteurs, procureurs, tabellions, commissaires, notaires, greffiers, juges nourrissent et grossissent tour à tour, en vidant à qui mieux mieux la bourse des parties. Çela dura trois ans. Le 22 novembre 1471, nouvelle sentence des requêtes du Palais, ordonnant une enquête qui tourne contre les chanoines de Saint-Rieul. Néanmoins il faut encore attendre deux ans, après quoi Louis XI déboute les chanoines d'un nouvel appel, sur le visa d'une lettre d'Alexandre III (1168), — Jeanne de Rauville s'étant bien gardée d'exhiber celle du pape Eugène III (1147), qu'elle possédait cependant. — Toutefois il fallut encore six mois pour arriver à une conclusion définitive. Isabelle de Brindesalle fut nommée de nouveau à Yerres, avec la même solennité que précédemment. Avant son départ, Jeanne de Rauville lui fait souscrire une pièce qu'elle devra lire en arrivant à Senlis. Elle y confesse qu'elle est professe d'Yerres, et s'engage: 1° à porter obéissance toute sa vie à ce monastère; — 2° à regarder cette abbaye comme sa mère; — 3° à défendre partout ses droits et privilèges; — 4° à n'aliéner aucun des revenus de Saint-Remy; — 5° à ne recevoir aucune moniale à profession, sans l'assentiment de l'abbesse d'Yerres; — 6° enfin, elle promet de garder toujours ces sentiments.
  • Ces engagements signés, Isabelle partit de nouveau pour Senlis, où les religieuses, contraintes et forcées, dans un simulacre d'élection, la choisirent pour abbesse; et elle put s'installer. Le premier acte de cette inique usurpation était joué. Moyennant ce sacrifice, Saint-Remy de Senlis obtint 20 ou 22 ans de paix.
  • Dure et impitoyable aux Bénédictines du dehors, Jeanne de Rauville était bien réellement intolérable pour ses sœurs, pour ses propres filles d'Yerres. Nous avons dit ses fréquentes absences de l'abbaye. Lorsqu'elle y rentrait, c'était toujours pour quereller et blesser par des monitions souvent aussi injustes qu'intempestives. Elle y était encore excitée par les rapports de ses procureurs, Pierre de Ruymond surtout, et aussi par ceux de Freminet Varin, dit Freminot, homme a tout faire, âme damnée de l'abbesse. Pour ces deux prudhommes, que nous retrouverons tout à l'heure dans une autre |161 posture, tout va mal quand Madame l'abbesse n'est pas là; les jeunes moniales sont dissipées, elles n'ont pas assez d'austérité, de vertu, ni surtout d'ordre et d'économie. De là des reproches acerbes, des mesures sévères, et même des exclusions prononcées en dehors et contre la règle de Saint-Benoît. Tant qu'Agnès la Clémence fut présente, c'est-à-dire jusqu'à la fin de 1470, elle servit, sinon à parer, du moins à amortir les coups. Après son départ, les emportements de Jeanne de Rauville deviennent plus violents, et surtout plus fréquents. Malgré leur terreur, les moniales murmurent et parviennent à faire arriver leur plainte au pouvoir ecclésiastique, qui délègue, le 22 novembre 1485, un visiteur, pour prendre connaissance de la situation. Cette mesure achève d'exaspérer l'abbesse, qui perd désormais toute retenue.
  • Depuis plus de 25 ans elle gouverne d'une façon tyrannique, et la voilà qui sent le commandement lui échapper; or, pas plus que les individus, les pouvoirs qui finissent, n'échappent à l'hallucination et au délire. Ce fut le cas de Jeanne de Rauville. Dans sa fureur contre ses malheureuses sœurs, ne s'avise-t-elle pas de faire venir un soir à l'abbaye, le capitaine de la maréchaussée de Corbeil. Elle rassemble de nuit ses religieuses à la chapelle, fait éteindre toutes les lumières, sonner à toutes volées la cloche du monastère, ordonne, sous le précepte d'obéissance, aux infortunées moniales de relever leurs jupes, introduit le soudard qui les fouette énergiquement, malgré leurs cris d'épouvante. Pendant ce temps-là l'abbesse, montée sur les degrés de l'autel, criait à pleins poumons, qu'elle les excommuniait toutes, et que toutes étaient damnées.
  • C'en était trop. Le pouvoir ecclésiastique ne fut pas seul à se préoccuper des faits et gestes de Jeanne de Rauville, la puissance civile intervint. Au cours de l'année 1487, trois conseillers au Parlement: Jean Anceil, Martin de Bellefaye et Girard Séguier vinrent faire une enquête; ils constatèrent que le tyran halluciné qui portait la crosse à Yerres laissait mourir de faim ses sœurs en religion, qu'elle dilapidait la fortune monastique et laissait tout aller en ruines. Jeanne de Rauville fut chassée de l'abbaye, après y avoir fait le mal pendant plus de 27 ans. |162
  • En partant, il lui restait un dernier crime à commettre: celui d'être faussaire et voleuse; elle mit tout en œuvre pour l'accomplir. Cette femme, dont la brouillonne activité passa pour zèle aux yeux de quelques-uns, avait dissipé presque tous les biens de sa maison, en passant des baux à longs termes, qui n'étaient souvent autre chose que des ventes déguisées. Toutefois il demeurait çà et là quelques possessions, épargnées on ne sait trop pourquoi: ici, des lambeaux de terre, là des dîmes, ailleurs des rentes et des redevances. Pour s'emparer de tout cela, avant de quitter l'abbaye, elle prit un grand nombre de feuilles de parchemin, se munit du sceau abbatial, toujours à sa disposition, scella toutes ces feuilles en blanc, puis partit, accompagnée de l'indispensable Fréminot Varin, de Ruymond et d'une femme, qu'on peut bien, sans manquer au respect ni à la vérité, nommer une soubrette.
  • Ces quatre personnages se mirent en rapport avec tous les tenanciers et gens capables de profiter d'un contrat malhonnête. Fréminot entamait la négociation, Jeanne de Rauville la concluait, touchait le pot-de-vin, et la soubrette écrivait le bail, moyennant une redevance insignifiante. Elle se rendit ainsi par deux fois à Carbouville, et vendit les biens de l'abbaye, pour la dixième, d'autres témoins disent pour la cinquantième partie de leur valeur.
  • Jeanne de Rauville, chassée de l'abbaye, choisit la terre de Mesnil-Racoin, pour y vivre avec ses compagnons, auprès de son fidèle médecin Cantien Beaujon. Elle y traîna une misérable vie, pendant six ou sept ans, se qualifiant toujours Abbesse d'Yerres. Durant ce temps, sa compagne recevait de soldats, répandus dans ces contrées, des visites qui n'avaient rien de platonique, sous les yeux de l'ex-abbesse; elle-même était en rapport avec des gens fort suspects, et Fréminot s'agitait dans ce milieu, qu'il est permis sans exagération de nommer interlope. Jeanne de Rauville mourut au Mesnil-Racoin, en 1494 ou 1495, dans la chambre attenant à la chapelle, et après son décès, son corps, en considération de son ancienne dignité, fut porté dans l'église de Villeneuve-sur-Auvers, où il fut enterré.
  • Aussitôt après sa sépulture, les enquêtes à son sujet commencèrent. |163 Cantien Beaujon, le médecin fut interrogé; mais lié par le secret professionnel, et par un autre aussi, froid et tranchant comme son scalpel, il répond: qu'il a connu Jeanne de Rauville dans sa prime jeunesse, qu'elle est morte au Mesnil, dans la chambre indiquée tout à l'heure, et qu'elle a été enterrée dans l'église de Villeneuve. C'est tout.
  • Cantien a un frère, appelé Denis Beaujon, laboureur, âgé de 67 ans et paysan retors, mais un peu plus loquace que son aîné le praticien. Écoutons sa déposition en langue du XVe siècle.
  • Lui aussi a connu Jeanne de Rouville, abbesse d'Yerres, morte dans……, enterrée à….. “et feut la dite Jehanne mise au Ménil, après qu'elle eut résiné son abbaye de Notre-Dame d'Herres à seur Jehanne Allegrainne, pour autant qu'elle estoit mauvaise ménagière; elle fut contrainte à la dite résination; — et baillait et faisait plusieurs baulx de fermes à non prix, et ne lui chaillait, mais qu'elle peut avoir argent.” — Et dit le dit déposant: “qu'il a veu la ditte abbesse jusques à la mort, qu'elle estoit de mauvais governement, et n'avoit bon gré de son état de relligion, et entoit aucunes gens d'église, de quoi on parloit bien fort de son honneur. — Et mesmement qu'elle avoit avec elle une fille de mauvais gouvernement, et vindrent par plusieurs moys, en fait d'armes, aucunes gens pour advoir la ditte fille, qui demeuroit avecques la ditte Rouville, qui étoit une paillarde. — La ditte Rouville faisoit bonne chière et beaucoup de cas qui ne valloit rien.”
  • Une autre enquête faite à l'abbaye constate que Jeanne de Rauville “battoit les religieuses, les excommunioit à cloches sonnantes, chandelles éteintes, leur soustrayoit leurs vivres, et leur faisoit des maux innombrables.”
  • Telle était cette femme: méchante, cupide, vindicative, orgueilleuse, religieuse sans vocation, abbesse sans honnêteté, dissolue sans amour, le fléau de son monastère, qu'elle faillit ruiner, et la honte de l'habit monastique qu'elle portait. Il s'est trouvé au XVIIIe siècle de maladroits panégyristes, qui se sont efforcés de la réhabiliter. Dans ce but, ils ont détruit une grande partie des dossiers accusateurs, mais ils ne se |164 sont pas aperçus qu'il en restait assez pour reconstituer sa vie, redire son œuvre néfaste, et la clouer au pilori de l'histoire, où elle a mérité d'être attachée.
  • Prenons garde cependant d'être plus frappés, comme il arrive souvent, du mal que du bien; plus empressés à condamner les fautes de celle qui manqua à tous ses devoirs, qu'à rappeler les vertus de tant d'autres, qui, dans le passé de l'abbaye, et dans la suite de son histoire, demeurèrent fidèles à la pratique du bien, porté jusqu'au degré héroïque. Jeanne de Rauville, dans la longue liste des abbesses d'Yerres, fut seule de son espèce. Les annales de l'abbaye nous en fournissent la preuve pour les quatre siècles écoulés; leur lecture le manifestera également par ce qui nous reste à raconter.

Documents

Sources

Bibliographie

Notes

1)
Note d'AlliotHistoire de l'abbaye de Gif, pages 59 à 64.
2)
Note d'Alliot — On dit qu'elle fit aussi rebâtir l'église du Mesnil-Racoin, sous le vocable de Sainte-Marie-Madeleine.
jeanne.derauville.txt · Dernière modification: 2022/07/25 08:50 de bg