Corpus Essonnien

Histoire et patrimoine du département de l'Essonne

Outils pour utilisateurs

Outils du site


suzanne.decrussol

Suzanne de Crussol d'Uzès (...-1709)

Notule

  • Suzanne de Crussol d'Uzès, religieuse de de Notre-Dame d'Yerres, en fut la quarante-deuxième abbesse de 1670 à 1691.

Notice d'Alliot

  • Chapitre XXIII. Suzanne de Crussol d'Uzès (1691-1709)
    • Nomination et bénédiction de Madame d'Uzès. — Sa bonté, sa charité. — Embarras d'argent. — Les garnisaires. — Les créanciers. — Mesures prises pour faire face aux difficultés. — Vente des biens. — Faillite. — Louis Tiberge vient au secours de Madame d'Uzès. — Nouvelles difficultés. — Piété de l'abbesse. — Le nombre des religieuses augmente. — Visite de Monseigneur de Noailles. — Diminution des offices. — Mabillon à l'abbaye. — Démission de Madame d'Uzès. — Sa mort.
  • La situation léguée par Charlotte d'Angennes était des plus difficiles. Pour y faire face, on choisit Suzanne de Crussol d'Uzès, religieuse de l'abbaye, où elle avait fait profession deux ans auparavant. C'est du moins ce qu'affirment les Bénédictins du Gallia, ses contemporains; car le nom de cette professe ne se lit dans aucun des contrats, si nombreux pourtant, signés à l'abbaye dans les dernières années de la prélature de Madame de Rambouillet.
  • Un billet du roi, arrivé à Yerres au mois de juin 1691, donnait la crosse à Suzanne, fille de François, duc d'Uzès, et de Marguerite d'Apchier, sa seconde femme. La nouvelle titulaire avait quarante-quatre ans. Elle dut attendre ses bulles jusqu'au mois de novembre. Sitôt qu'elle en fut pourvue, elle vint trouver l'archevêque de Paris, pour lui demander de la bénir. Monseigneur de Harlay commença par lui faire prêter le serment d'obéissance, exigé en pareille circonstance. Elle s'y soumit, fut bénite par le prélat; mais avant de quitter le palais archiépiscopal, elle dressa un acte authentique, pour |251 protester contre le serment qu'elle venait de faire, ne s'y étant prêtée, disait-elle, que par contrainte et afin de pouvoir fulminer ses bulles, son abbaye étant exempte.
  • Madame d'Uzès n'avait pas attendu sa bénédiction pour faire acte d'administration, car nous trouvons deux contrats du mois de juillet 1691, où elle prend le titre d'abbesse. L'un de ces actes nous apprend que Thérèse Loubat fait don à l'abbaye de mille livres, et lègue cinquante livres de pension à une sœur converse, nommée Hautroux; l'autre nous dit que la petite école, dirigée depuis dix ans par Marie le Bourcyer, est très prospère, bien que nous n'ayons que seize signatures de professes au contrat, sans doute parce qu'il fallait plusieurs années de vie religieuse, pour avoir droit de ratifier les actes administratifs de la communauté.
  • Pour l'aider, Suzanne de Crussol fit élire comme prieure Anne Vagnard, aux lieu et place de Lucrèce du Raiz de Clinchamp, vieillie et infirme; et Pierre Léger, prêtre et docteur en Sorbonne, fut choisi comme visiteur et supérieur temporel.
  • On sait la misère et les épreuves qui fondirent sur le royaume vers cette époque. La nouvelle abbesse d'Yerres fit réellement des prodiges pour venir en aide aux malheureux: soupes distribuées aux indigents à la porte de l'abbaye; vêtements confectionnés par les moniales et donnés aux pauvres; remèdes procurés aux malades; paroles de consolation et lettres écrites à la multitude des affligés, l'activité de Madame d'Uzès suffit à tout, sa bonté est extrême et elle se donne tout entière.
  • Hélas! elle-même était sans ressources, et dans la plus affreuse pénurie, car les folles acquisitions faites par Madame de Rambouillet commençaient à porter leurs fruits. L'abbaye est si pauvre qu'elle n'a pu payer 1209 livres pour les décimes dus au roi; c'est pourquoi le monastère est contraint de recevoir une garnison, qui ne lui fut retirée, après un long séjour, que le 25 novembre 1693.
  • Et la présence des soldats dans l'enclos du couvent n'est qu'une partie des épreuves de Suzanne de Crussol. Chaque jour les sergents à cheval ou à verges, prédécesseurs de nos huissiers modernes, sont à la porte de sa maison, pour des dettes en souffrance. Les créanciers, en voyant la crosse |252 changer de main, se sont levés en foule, ont lancé la meute des gens de justice, et accablent l'abbesse sous une avalanche de papiers, dont la plupart sont déjà timbrés: demandes, réclamations, propos aigres-doux, plaintes, reproches, menaces, injures même arrivent tous les jours, et de tous les côtés de la part d'hommes d'affaires, de parents de l'abbesse, de l'archevêché, de la cour elle-même.
  • Pour se justifier aux yeux de cette dernière, et pour obéir à un arrêt du conseil d'État du 26 novembre 1692, Suzanne fait une déclaration de la situation matérielle de son monastère.
  • Cette pièce est malheureusement assez peu explicite. Néanmoins, l'abbesse y confesse sans détours tous les déboires auxquels elle se trouve exposée: 1a situation, dit-elle, est des plus difficiles, à cause des acquisitions faites par Charlotte d'Angennes; les dettes sont énormes, les ressources très minimes. Pour son honneur, elle ne veut point cacher ses embarras; elle ne veut pas être accusée plus tard d'avoir dissipé la fortune abbatiale, d'avoir mal géré les affaires de sa maison: sages et prévoyantes précautions, qui ne devaient cependant pas sauver Madame d'Uzès des plus graves imputations sous ce rapport.
  • Courageuse et active, elle se multiplie pour faire face aux nécessités de la situation. Elle écrit lettres sur lettres; aux uns pour se justifier, comme aux membres de sa famille; aux autres pour les faire patienter, comme aux créanciers; à d'autres encore pour tirer parti de son vaste domaine, louer ses terres et même les bâtiments du château. Malgré un contrat de location conclu avec le procureur Boursault, l'habitation seigneuriale était inhabitée depuis l'acquisition de Charlotte d'Angennes; aussi se trouvait-elle en piteux état. Les châssis et les vitres manquent aux fenêtres, les portes sont vermoulues, les crépis s'ouvrent de toutes parts, les murs se lézardent, les jardins sont en friche, la chapelle n'existe même plus, tout s'en va. Madame de Crussol fait faire, en 1698, une inspection des lieux, pour les louer à deux marchands d'Yerres; Claude Henault et Louis Dager. Voilà ce qu'est devenue la demeure historique des fiers Budé, entre les mains de nos Bénédictines! |253
  • Cette mesure, sage d'ailleurs, ne devait point sauver l'abbaye. Pour combler le gouffre des dettes qui s'élargissait toujours, l'abbesse n'épargna cependant pas les sacrifices; elle vendit successivement les fiefs de Carbouville, Amerbois, Retolu; des taillis dans la forêt de Senart; des rentes sur les Camaldules; des droits féodaux; lods et ventes, champarts, quint et requint, en différents lieux; rien n'y fit. Elle eut beau emprunter de nouveau à des communautés: Chaillot, la Visitation de la rue du Bac, les Annonciades; à des particuliers: les Nicolaï, les Maupeou, les de Pienne, les de Villeregis, les Briçonnet de Magnainville, les Nolet et vingt autres; à sa mère, la duchesse d'Uzès elle-même; tout cela pour faire taire les plus exigeants de ses créanciers; selon l'expression vulgaire, “elle découvrait saint Pierre pour couvrir saint Paul,” ce qui ne réussit pas, car il lui fallut quand même arriver à l'extrémité. En 1701, de guerre lasse, impuissante, traquée de tous côtés, “noble et illustre Dame, Suzanne de Crussol d'Uzès, abbesse royale d'Yerres” et ses conseils firent tout simplement faillite, et abandonnèrent, par acte du 20 février, les deux tiers de leurs biens, à leurs créanciers, qui se ruèrent sur cette proie avec une avidité extraordinaire. Un décret adjugea grand nombre de droits féodaux sur la Grange du Milieu à M. le Camus, qui était déjà propriétaire du château. Il fut pour l'abbaye le voisin le plus incommode qui se puisse imaginer; car il entama avec elle des procès interminables; et dressa contre le monastère et son abbesse de volumineux mémoires. — Achille de Harlay, premier président du Parlement, seigneur de Grosbois, acheta d'abord pour 44.000 livres de bois taillis; et le 15 mars 1704, le château d'Yerres, avec certaines dépendances, pour 34.382 livres. — Les prêtres de Saint-Sulpice, à Paris, acquirent aussi une portion du domaine, sur lequel ils réclamaient des droits de justice, ce qui amena des discussions avec l'abbaye, et plus tard une transaction.
  • On devine aisément si une pareille déconfiture apporta des ennuis à l'infortunée Suzanne, qui portait la crosse à Yerres; mais il est impossible d'imaginer les tracas, les humiliations, les injures qui tombèrent sur elle de tous côtés: reproches |254 d'incapacité, de fourberie, de mensonge, de duplicité, d'indélicatesse, de vol même: rien ne lui fut épargné.
  • Et comme si ce n'était pas encore assez d'avoir sur les bras la tourbe des créanciers mécontents, qui, sous des formes plus ou moins voilées, mettent en doute sa probité et la déclarent incapable, Suzanne de Grussol vit se lever contre elle le fisc aux dents longues et aiguës. Déjà, on lui avait imposé des garnisaires. Et Voici maintenant une autre difficulté. À la prière de Charlotte d'Angennes, Louis XIV avait empêché les officiers de finances de se montrer trop pressants, pour le recouvrement des droits d'enregistrement, résultant des grandes acquisitions de 1672. Madame de Crussol n'eut sans doute pas le même crédit; ou plutôt, comme l'État ne perd jamais ses droits, que ses besoins sont devenus plus impérieux, et qu'on ne peut temporiser toujours, sitôt que l'abbesse eut abandonné ses biens aux créanciers, les agents du fisc vinrent en hâte lui réclamer la somme de 42.305 livres 12 sols, pour droits divers.
  • Cette fois, la noble fille des d'Uzès, qui jusque-là, avait assez vaillamment fait tête à l'adversité, se sentit accablée. Noyée dans les larmes, elle se jeta aux pieds du Saint-Sacrement pour lequel elle avait une ferveur extrême, appelant tout haut le Ciel à son secours. Le Ciel entendit sa prière et vint à son aide.
  • Louis Tiberge, prêtre et abbé commandataire de Saint-Sauveur d'André 1), directeur des Missions Étrangères, vivait à Paris, rue du Bac, et s'occupait de bonnes œuvres. Des personnes charitables, émues de la détresse de l'abbesse, en même temps que de la triste situation du monastère d'Yerres, — tout en gardant l'anonymat le plus strict — s'adressèrent à l'abbé, et le prièrent de mettre fin à l'épreuve de Madame de Crussol. Louis Tiberge alla trouver les agents du fisc, et rapporta le 23 février 1702, à l'abbesse, un double reçu de 42.305 livres 14 sols. Il n'imposa comme charge à |255 l'abbaye que l'obligation de recevoir, en qualité dé sœurs de chœur, quatre religieuses sans dot, à des intervalles de vingt ans. Le jour même, Marie-Anne de Croze de Bois, entra au cloître, dans ces conditions. Les novices devaient être désignées par la Supérieure de la maison de Saint-Cyr, près Versailles, — ce qui découvre suffisamment le providentiel bienfaiteur, ou mieux la bienfaitrice 2). — L'abbaye rendrait, quand elle le pourrait, 18.000 livres; car on faisait état de 24.000 livres, pour les quatre novices à recevoir, soit 6.000 livres pour chacune, constituant une pension de trois cents livres de rente, l'intérêt étant calculé au denier vingt. Toutes les moniales se rassemblèrent à la grille, pour prendre ces divers engagements, et remercier les bienfaiteurs inconnus, représentés par le prêtre Tiberge. La maison d'Yerres ne put jamais rendre les 18.000 livres, qui ne lui étaient d'ailleurs demandées que pour la forme.
  • Ces pénibles épreuves n'étaient qu'une partie du calice d'amertume réservé à Madame d'Uzès. Elle avait partout des difficultés qui ne lui étaient point imputables. Le président de Harlay et M. le Camus, ses deux voisins, les acquéreurs d'une partie de son domaine morcelé, lui suscitaient mille tracas, tantôt au sujet des limites, du bornage, et de la contenance des terres vendues; tantôt au sujet des droits de justice, ou des droits féodaux. Les curés d'Yerres, d'Évry, de Montgeron, de Lieusaint, de Villabé, de Puiselet, et de Brie surtout sont sans cesse en discussion, ou même en procès avec elle, pour les dîmes de leurs paroisses 3). Elle a aussi des contestations avec des particuliers, notamment avec Noël Biblon et N. Motteau, sa femme, au sujet de la ferme de Herces 4). |256
  • Ce n'est pas tout encore. L'abandon fait en 1701 des deux tiers de la mense abbatiale n'avait pas suffi à désintéresser tous les créanciers de l'abbaye; car en 1703, nous voyons les Religieuses de la Visitation, les Augustines de Chaillot, représentées par Marie-Anne le Lierre, leur supérieure, presser vivement l'abbesse d'Yerres de les payer. Aux religieuses se joignent également Marguerite Colbert, dame Hotmann, l'abbé Lamy et sa sœur la marquise de Guiry, pour demander impérieusement le remboursement de leurs créances. En face de ces exigences, Suzanne de Crussol fait de nouvelles ventes: les prêtres de Saint-Sulpice achètent le moulin d'Yerres et des terres pour la somme de 47.000 livres, qui passent entre les mains des créanciers sans que l'abbaye en reçoive une obole: Achille de Hrlay acquiert des bois pour agrandir son domaine.
  • Que de fois, au milieu de toutes ces difficultés, en face de toutes ces épreuves réunies, Madame d'Uzès n'avait-elle pas eu recours à la prière! Que de fois, après avoir invoqué le Saint-Sacrement dans de ferventes oraisons, ne s'était-elle pas adressée à la Consolatrice des affligés, à la Reine du ciel, à la Vierge Marie, dont la statue et l'image se voyaient à chaque pas dans sa vaste maison! Elle en avait éprouvé en maintes occasions un grand réconfort et de réelles consolations. Malgré cela, elle était en proie à un profond découragement. Tant de gens lui disaient qu'elle était incapable, qu'elle avait fini par le croire un peu. Des scrupules de conscience nés de principes sévères et des circonstances, qui lui montraient le vaste domaine abbatial reçu à son entrée en charge, réduit maintenant à rien, la jetaient dans de terribles perplexités, dans une troublante inquiétude; elle songeait à résigner sa crosse et à donner sa démission.
  • Mais là, nouvelles difficultés: tous ses proches s'opposaient à ce qu'elle mit son projet à exécution. Sa mère, la vieille Marguerite d'Apchier, presque nonagénaire, retirée chez les religieuses de Bon-Secours, dans la rue de Charonne, à Paris, écrivait lettres sur lettres à sa fille, pour l'empêcher de démissionner. Dans ses épitres, moitié mystiques, moitié grondeuses, la duchesse d'Uzès, qui aimait tendrement sa fille, |257 cherchait à la consoler et à l'encourager. En 1703, elle lui envoie une somme de 400 livres, et demande qu'on établisse à l'abbaye un salut du Saint-Sacrement tous les premiers jeudis de chaque mois.
  • Retenue par cette opposition familiale, l'abbesse d'Yerres continuait, comme malgré elle, à porter la crosse. Et elle en était digne; car après avoir attentivement étudié les centaines de pièces de ce dossier si compliqué, après avoir relu, dans le calme d'une discussion refroidie depuis deux cents ans, les éléments de cette grande cause, on ne peut se défendre d'une profonde sympathie, pour la personne et pour la gestion de Suzanne de Crussol. Loin d'accuser son défaut d'intelligence, son manque de perspicacité et de prévoyance, comme beaucoup de ses contemporains, elle nous apparaît au contraire, douée d'une sagesse peu commune, d'une fermeté propre au gouvernement, d'une habileté rare, d'une louable activité et d'une grande énergie. De toutes ces qualités, elle fit preuve dans les embarras au milieu desquels elle se trouva jetée dès le début de son abbatiat, sans réparation aucune. Qui donc, mieux qu'elle, eut trouvé des ressources? Qui, mieux qu'elle, aurait eu le courage de sacrifier la plus grande partie du domaine pour sauver la communauté? Qui eut arraché le monastère au péril dans lequel il était tombé? Nous ne le voyons pas.
  • Chose extraordinaire, et due au mérite de l'abbesse, durant ces épreuves et cette tempête, loin de décliner, la maison a plutôt prospéré. La petite école est bien fréquentée et habilement dirigée; le noviciat est nombreux et les professions se renouvellent sans cesse; car en 1702, malgré les décès et quelques départs, le chiffre des moniales s'élève à environ cinquante, dont trente et une professes de chœur. Cependant les filles de la noblesse ne vont guère à une abbaye endettée et quasi ruinée. Aussi, à part Charlotte d'Arbouville, Nicole de Salmatoris de Cercé, Louise de Tirlemon, Marie de Croy, toutes les autres novices sortent de la bourgeoisie, de la magistrature surtout, qui, bien que janséniste, a de la piété et envoie volontiers ses filles au couvent.
  • Tout en recrutant avec soin sa maison, Suzanne de Crussol |258 s'applique h lui ménager des ressources matérielles, d'autant plus indispensables, que la mense abbatiale se trouve considérablement réduite. En 1706, à la suite de longs débats, elle parvient à recouvrer, sur un certain Christophe Grassin, la ferme de Sénart, louée par bail emphytéotique en 1610. Elle convertit en argent une rente en nature, due et mal payée par les habitants de Videlles depuis 1542; elle traite à l'amiable avec le curé de Brie au sujet des dîmes de sa paroisse, et fait plusieurs autres contrats avantageux pour les intérêts de sa communauté.
  • Pleine de sollicitude pour la santé de ses filles, elle obtint du cardinal de Noailles d'assez notabes modifications au règlement de sa maison. Comme toutes ses devancières, Suzanne de Crussol se proclamait bien haut exempte de la juridiction de l'archevêque de Paris, et soumise directement au Saint-Siège. Monseigneur de Noailles, étant en tournée épiscopale au mois de février 1698, vint un jour à l'abbaye dès huit heures du matin, célébra la messe pontificalement, fit la visite des Sacrements, passa au parloir, dit quelques politesses banales à l'abbesse, interrogea deux ou trois religieuses en particulier, puis s'en alla, chez le président Larcher, à sa maison voisine des Camaldules. Mais il revint le lendemain, se fit ouvrir les grandes portes du monastère, puis celles de la clôture, dont Madame d'Uzès n'osa pas lui refuser l'entrée, interrogea toutes les moniales, en commençant par les moins âgées, rassembla la communauté au chapitre, la harangua, et, en un mot, se posa en véritable supérieur de la maison. L'abbesse, fort mal à l'aise, n'osa pas protester publiquement, mais elle fit requérir Gabriel Moreau, notaire à Brunoy, et lui dicta une protestation, où elle déclare qu'elle a reçu le prélat comme ami et nullement comme supérieur, car elle est indépendante, ce dont le brave notaire lui donna acte afin de la satisfaire.
  • Cette indépendance d'ailleurs n'empêchait point Madame d'Uzès de recourir de temps en temps aux bons offices du prélat, pour en obtenir de petites faveurs spirituelles et certains arrangements. Ayant remarqué que les offices et les exercices de son couvent étaient trop multipliés, et gênaient |259 la piété de ses filles en nuisant à leur santé, l'abbesse demanda à l'archevêque d'en supprimer quelques-uns. Ce fut précisément à la suite de la visite de 1698, que Monseigneur de Noailles mit, sans précipitation à l'étude, un nouveau règlement qu'il édicta le 45 mai 1701, et dans le préambule duquel nous lisons: “Sur ce qu'il nous a été représenté…. qu'elles (les moniales) sont dans l'usage de réciter au chœur plusieurs offices de suite, ce qui dans le temps de Carême va jusqu'à six…., que cet usage se trouvant peu conforme à l'esprit de l'Église, et les empêche de s'acquitter du saint exercice de la psalmodie, avec tout le recueillement qu'il demande….. etc.” L'archevêque régla qu'on ne dirait plus désormais chaque jour, que l'office canonial, et celui de la Sainte Vierge. Il régla en même temps l'horaire des exercices, à la satisfaction de toute la communauté, et de l'abbesse en particulier.
  • Madame d'Uzès reçut en 1706, à l'abbaye, le docte Mabillon qui faisait des recherches dans les couvents du royaume, pour ses savantes publications. Elle lui ouvrit le chartrier, alors intact, de l'abbaye, et lui permit même d'emporter le Cartulaire qui l'avait particulièrement intéressé. Ce fut en le lui retournant que Mabillon écrivit à l'abbesse une lettre, placée maintenant en tête du manuscrit. De cette épitre, on a voulu faire un argument historique contre l'indépendance des abbayes de Gif et de Senlis; mais Mabillon connaissait trop bien la législation de son Ordre, pour dirimer ainsi un point d'histoire assez considérable, et nier en quelques mots les droits de suffrages et d'élection des anciennes bénédictines. Il se bornait d'ailleurs à une simple politesse, et en moine fort délié, il consolait habilement Suzanne de Crussol des tristesses du présent par le souvenir des gloires passées.
  • C'est qu'elles étaient toujours pénibles les épreuves de l'abbesse d'Yerres. Elle perdait par la mort un grand nombre de ses religieuses: notamment l'ancienne prieure du Raiz de Clinchamp, et la prieure en exercice Anne Vagnart, qui fut remplacée par Marie Colombart. Après avoir pris d'assez heureuses dispositions, touchant les dîmes d'Ablon et la ferme de l'abbaye, louée à Nicolas Lafille pour la somme de 800 |260 livres, l'abbesse se trouvait en procès avec François Badon, son propre curé, au sujet des dîmes d'Yerres. La location était de 480 livres, mais le curé oubliait régulièrement de payer. Madame d'Uzès se vit contrainte de le poursuivre, et, comme il était insolvable, de s'engager dans une action judiciaire fort obscure contre un certain Jean Bernon, curé au diocèse de Limoges, responsable des dettes du curé Badon.
  • Ces petites épreuves locales, jointes à la tristesse ressentie de la mort de sa mère, arrivée le 17 avril 1708, jetèrent Suzanne de Crussol dans une grande angoisse et dans un profond découragement. Elle aimait beaucoup sa mère, qui vécut jusqu'à quatre-vingt-onze ans, dans sa retraite de la rue de Charonne, mais elle la craignait aussi. Peu après son décès, elle mit à exécution un projet arrêté dans sa pensée depuis 1703, celui de donner sa démission. Sa famille, et surtout ses religieuses firent de vains efforts pour s'y opposer; et au commencement de 1709, elle écrivit au roi le priant de disposer de l'abbaye d'Yerres, sans lui désigner qui que ce soit. Suzanne de Crussol se retira dans le couvent de Port-Royal à Paris, où elle se sentait attirée par son amour du Saint-Sacrement, adoré nuit et jour dans cette maison. Elle y vécut dans la retraite la plus complète, y passa près de vingt ans, et à la fin se fit transporter, on ne sait trop pourquoi, au monastère Précieux-Sang, où elle mourut le 14 janvier 1730, à l'âge de soixante-treize ans, après cinquante-et-un ans 5) de profession religieuse.
  • Madame d'Uzès, en quittant Yerres, y laissa une mémoire fort discutée, malgré les politesses extérieures dont elle fut l'objet au moment de son départ; on écrivit contre elle des mémoires accusateurs, en blâmant sévèrement sa conduite touchant la vente du domaine. Nous ne saurions en rien nous associer à ces reproches. Pour nous, Suzanne de Crussol fut malheureuse, elle ne fut ni incapable, ni surtout coupable. Pendant les dix-huit années de sa prélature, si troublée par les embarras extérieurs, la discipline et la régularité ne cessèrent de |261 régner; le nombre des religieuses fut augmenté, malgré la pénurie et la détresse financière; et si Madame d'Uzès n'a pas droit au premier rang parmi les grandes abbesses qui fondèrent, soutinrent et réformèrent l'abbaye au cours des siècles, elle mérite assurément la première place, entre toutes celles qui portèrent la crosse, depuis la sainte Marie d'Estouteville jusqu'à la fin, sans en excepter Madame de Luxembourg elle-même.

Documents

Sources

Bibliographie

Notes

1)
Note d'Alliot — L'abbaye de Saint-Sauveur d'André était située en Artois. Tiberge avait été pourvu de ce bénéfice; il en garda le titre et la jouissance après son entrée dans la Société des Missions Étrangères, dont il fut l'un des premiers directeurs.
2)
Note d'Alliot — Ce fut certainement Madame de Maintenon qui accomplit cette bonne œuvre. Elle n'est nommée nulle part; mais sa charité aujourd'hui bien connue, laisse deviner sa main libérale dans tout le mystère de cet acte de bienfaisance.
3)
Note d'Alliot — Le curé d'Yerres se nommait Legrand; celui d'Évry, Audibert; celui de Montgeron, François Thomas; ceux de Brie, Bécamo et Pascal, remplacés plus tard par J.-B. Boissy.
4)
Note d'Alliot — La ferme de Herces disparut pendant le XVIIIe siècle et devint un amas de bâtiments en ruines. Elle était située sur le chemin de Périgny à Brie-Comte-Robert. Aujourd'hui un orme planté sur le bord de la route, est appelé l 'orme de Herces, et indique la place où se trouvait la ferme de nos moniales.
5)
Note d'Alliot — Ces chiffres prouvent d'une manière péremptoire que Madame d'Uzès avait fait profession en 1679, et non en 1689, comme le disent les auteurs du Gallia.
suzanne.decrussol.txt · Dernière modification: 2022/07/26 07:21 de bg